Tabaski au Sénégal : le sacrifice de l’Aïd el-Adha à crédit dans un pays en crise


Lecture 5 min.
Un troupeau de moutons
Un troupeau de moutons

La Tabaski, ou Aïd el-Adha, approche à grands pas au Sénégal. Cette fête musulmane, l’une des plus importantes du calendrier islamique, est traditionnellement marquée par le sacrifice d’un mouton, en souvenir du geste d’Abraham. Mais en 2025, cette célébration se prépare dans un contexte socio-économique extrêmement tendu, où l’achat d’un mouton est devenu un luxe que de nombreuses familles ne peuvent plus se permettre.

Face à cette réalité, la Délégation générale à l’entrepreneuriat rapide (DER/FJ) a annoncé l’octroi de prêts pour l’achat de moutons. Une mesure à double tranchant, reflet d’un malaise profond et d’un pays en quête de réponses structurelles.

La fête, un devoir spirituel devenu fardeau économique

Au Sénégal, pays à majorité musulmane, la Tabaski est plus qu’une fête : c’est une obligation morale, religieuse, presque identitaire. Chaque père de famille est socialement et spirituellement attendu au tournant pour accomplir ce geste sacrificiel. Pourtant, derrière le vernis des célébrations, une pression sociale écrasante s’exerce, et nombreux sont ceux qui s’endettent pour être à la hauteur.

En 2024, déjà, les prix des moutons avaient atteint des sommets, et la tendance ne fait que s’accentuer cette année. Sur les marchés de Dakar, Thiès ou Kaolack, le prix d’un mouton « digne » de la Tabaski oscille entre 150 000 et 350 000 FCFA, alors que le salaire moyen peine à dépasser les 90 000 FCFA. Dans les zones rurales, où le pouvoir d’achat est encore plus faible, la situation est dramatique. Ce paradoxe, entre injonction religieuse et crise économique, devient de plus en plus insoutenable.

La DER et les prêts « Tabaski » : réponse conjoncturelle ou fuite en avant ?

Pour tenter de soulager cette pression, la DER/FJ a annoncé le déblocage de crédits destinés à l’achat de moutons, en particulier pour les jeunes et les ménages modestes. Si cette initiative part d’une intention louable, permettre à tous de célébrer la fête dans la dignité, elle soulève néanmoins plusieurs interrogations. D’abord, sur le plan éthique : est-il sain d’encourager l’endettement pour un acte religieux non obligatoire pour les personnes qui n’en ont pas les moyens ? L’islam lui-même prévoit que le sacrifice de la Tabaski ne concerne que ceux qui peuvent se le permettre.

Encourager des familles déjà fragilisées à contracter des dettes pour acheter un mouton risque de les plonger davantage dans la spirale de la précarité. Ensuite, sur le plan structurel : ces prêts, aussi bien intentionnés soient-ils, ne résolvent en rien les causes profondes du malaise. Ils masquent momentanément les effets d’un déséquilibre économique grave, fait d’inflation galopante, de chômage endémique et d’un système financier peu adapté aux réalités des plus vulnérables. À moyen terme, c’est un modèle de consommation surendettée que l’on nourrit, et non une véritable solution de résilience économique.

Une économie en surchauffe, des citoyens à bout

Le contexte économique actuel est celui d’une crise multidimensionnelle : le coût de la vie explose, les prix des denrées alimentaires de base sont hors de portée pour beaucoup, les subventions sur les produits pétroliers et l’électricité sont réduites, et l’État multiplie les coupes budgétaires. Le tout, sur fond de dette publique croissante et de tensions sociales palpables.

Dans ce climat, le recours massif au crédit pour des dépenses de consommation, même motivées par la foi, est la preuve de l’impasse dans laquelle se trouvent des millions de Sénégalais. Le sentiment d’étouffement est réel, en particulier chez les jeunes, qui peinent à trouver un emploi stable, et chez les femmes, premières victimes de la précarité économique. Les prêts Tabaski apparaissent donc comme un baume passager sur une plaie béante.

 Une obligation au prix du surendettement ?

Plutôt que de perpétuer un système de consommation à crédit, il serait peut-être temps d’ouvrir un débat national sur nos priorités économiques et sociales. La Tabaski peut-elle être célébrée autrement ? Peut-on repenser notre rapport à cette fête pour qu’elle redevienne un moment de partage, de solidarité et non de compétition ostentatoire ou d’endettement forcé ? Certaines initiatives communautaires, comme les achats groupés de moutons ou les sacrifices collectifs dans des quartiers ou des villages, montrent qu’une autre voie est possible.

Des voix s’élèvent aussi parmi les imams et les leaders religieux pour rappeler que le sacrifice ne doit pas être une obligation au prix du surendettement. Enfin, l’État doit revoir sa copie en matière de soutien économique. Les subventions conjoncturelles sont utiles à court terme, mais elles ne doivent pas masquer l’urgence de repenser les mécanismes d’inclusion économique. Le gouvernement du Sénégal devrait plutôt miser sur des politiques de revenus stables, de soutien à l’entrepreneuriat durable, et d’accès au financement pour des projets productifs, plutôt que de généraliser les prêts de consommation.

Avatar photo
Une plume qui balance entre le Sénégal et le Mali, deux voisins en Afrique de l’Ouest qui ont des liens économiques étroits
Newsletter Suivez Afrik.com sur Google News