Portrait 5 – Mohammed VI, roi des millionnaires dans un pays de pauvres


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Le roi du Maroc, Mohammed VI
Le roi du Maroc, Mohammed VI

Paradis des élites, désert pour les autres ? Le Maroc de 2025 fascine autant qu’il interroge. Troisième puissance africaine en termes de concentration de fortunes privées, le royaume affiche des chiffres étourdissants pour une économie en développement : 7 500 millionnaires en dollars, une hausse de 40 % en dix ans. À première vue, une réussite économique éclatante. Mais à y regarder de plus près, le contraste est saisissant : 2,5 millions de Marocains vivent toujours sous le seuil de pauvreté, dans un pays où le faste de la monarchie côtoie la précarité de millions d’anonymes.

Au cœur de cette ambivalence, un homme : le roi Mohammed VI, à la tête d’un empire économique tentaculaire et d’une fortune personnelle colossale. Il incarne à lui seul cette réussite marocaine… et les limites de son modèle.

Une richesse qui explose, mais pour qui ?

Le dernier rapport de Henley & Partners, en collaboration avec New World Wealth, met en exergue une mutation économique aussi rapide qu’inégale. Le Maroc attire les riches, les garde, et en fabrique de nouveaux. Rien qu’en 2025, le pays a vu l’arrivée de 700 nouveaux millionnaires, et se distingue comme l’un des rares pays africains à enregistrer un solde migratoire positif en matière de fortunes.

À Casablanca, capitale économique du pays, près de 3 000 millionnaires résident désormais. Marrakech, en pleine effervescence, connaît une croissance de 67% du nombre de riches en dix ans. C’est la deuxième progression la plus rapide du continent. Ces chiffres traduisent une dynamique ambitieuse, portée par des réformes structurelles, une ouverture aux capitaux étrangers, et une stabilité relative dans un contexte régional souvent incertain. Mais cette prospérité reste l’apanage d’une minorité.

Une pauvreté tenace, une classe moyenne fragile

Malgré une baisse officielle du taux de pauvreté, 2,5 millions de Marocains vivent toujours dans une misère quotidienne, en grande majorité en milieu rural. Si l’on prend en compte la pauvreté « multidimensionnelle », c’est-à-dire l’accès à l’éducation, à la santé, au logement décent, plus de 6 % de la population est touchée. Pire encore : près de la moitié des Marocains (42%) sont considérés comme économiquement fragiles, exposés à la moindre crise.

La pauvreté n’est donc pas simplement un reliquat du passé : c’est une menace permanente pour une large part de la population. Le fossé se creuse aussi sur le plan territorial. Tandis que les grandes métropoles bénéficient d’investissements massifs et de services modernes, des régions entières demeurent marginalisées, exclues des circuits de développement.

Une économie entre les mains du palais

Derrière cette croissance asymétrique se cache un acteur central et discret : Al Mada, l’ancien holding royal SNI, aujourd’hui bras financier de la monarchie. Cette entreprise, détenue majoritairement par la famille royale via la société Siger, pèse près de 3% du PIB national. Présente dans les secteurs clés de l’économie, banque, télécommunications, énergie, mines, grande distribution, Al Mada incarne la mainmise royale sur les leviers économiques stratégiques.

Ce groupe détient, par exemple, 46% de la première banque du pays, Attijariwafa Bank, et des parts significatives dans Inwi (téléphonie), Managem (mines), ou encore Marjane (grande distribution). Son expansion ne se limite pas aux frontières du royaume : Al Mada investit désormais dans plus de 20 pays africains, avec des milliards de dirhams placés à l’étranger. Si cette stratégie consolide l’influence du Maroc sur le continent, elle interroge sur la priorité accordée au développement intérieur.

Le monarque aux mille palais

Mohammed VI est aujourd’hui l’un des souverains les plus riches du monde. Les estimations de sa fortune personnelle varient selon les sources : entre 2 et 9 milliards de dollars. Une opulence qui se traduit dans un style de vie fastueux : douze palais au Maroc, une demeure dans le très chic 7ᵉ arrondissement de Paris, une propriété à Betz, et même une résidence à Zanzibar.

Le budget officiel du palais, lui, dépasse 50 millions d’euros par an, dont une majorité allouée à des « dépenses diverses » souvent peu transparentes : parc automobile, entretien du personnel, réceptions, etc. Cette richesse personnelle dépasse de loin celle de n’importe quel chef d’État africain. Mais elle contraste violemment avec le quotidien de millions de Marocains pour qui le simple accès à l’eau potable ou à l’électricité reste un luxe.

Un modèle de développement verrouillé

Le problème n’est pas tant que le Maroc crée des richesses. C’est qu’il les concentre entre les mains d’une élite étroite, souvent liée au pouvoir. Les secteurs les plus lucratifs, banque, énergie, mines, distribution, sont largement dominés par des groupes dans l’orbite du palais. Cette réalité économique limite la concurrence, décourage l’entrepreneuriat indépendant et verrouille les ascenseurs sociaux. Les politiques publiques n’ont pas réussi à redistribuer équitablement les fruits de la croissance.

L’indice de Gini, qui mesure les inégalités, a grimpé à 46,4% pour les revenus : un niveau considéré comme socialement dangereux. Les 10% les plus riches du pays gagnent 17 fois plus que les 10% les plus pauvres. Autrement dit : le « ruissellement » promis par le modèle libéral marocain ne fonctionne pas. La croissance profite aux premiers de cordée, rarement à ceux d’en bas.

Et maintenant, que faire ?

Face à ce double visage du Maroc, richesse croissante d’un côté, pauvreté tenace de l’autre, plusieurs chantiers s’imposent.

  • Renforcer la redistribution : Une simple hausse de 1 % du revenu moyen pourrait faire reculer significativement la pauvreté. À l’inverse, une hausse des inégalités annule tout progrès.
  • Diversifier l’économie : Il est urgent de sortir d’un modèle dominé par quelques conglomérats. De nouveaux secteurs doivent émerger, hors du giron royal.
  • Assurer plus de transparence : La concentration du patrimoine reste floue. Mieux la connaître permettrait de concevoir des politiques fiscales justes et efficaces.
  • Repenser le contrat social : Au-delà des chiffres, c’est la légitimité du modèle qui est en jeu. Un pays où l’écart entre le roi et son peuple devient abyssal prend le risque de fissures sociales durables.

Un roi dans sa tour d’ivoire ?

En l’état actuel, le Maroc ressemble à une forteresse dorée dont l’entrée est réservée à quelques-uns. La figure du roi Mohammed VI, qui incarne à la fois la stabilité politique et la concentration extrême de richesse, cristallise ce paradoxe. Il est clair que le pouvoir économique reste entre les mains d’un clan fermé. Conséquences : les perspectives d’émancipation de la population restent limitées.

Le Maroc peut-il continuer à avancer avec deux pays dans un seul : l’un riche, moderne et connecté, l’autre pauvre, marginalisé et oublié ? Il ne fait aucun doute que le défi pour les années à venir ne sera pas de multiplier les millionnaires, mais de réconcilier la réussite économique avec la justice sociale. Car dans un pays où le roi est roi des riches, la pauvreté, elle, reste la reine des rues.

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Ali Attar est un spécialiste reconnu de l'actualité du Maghreb. Ses analyses politiques, sa connaissance des réseaux, en font une référence de l'actualité de la région.
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