
Dans son discours prononcé à l’occasion de la Fête du Trône, le roi Mohammed VI a déclaré avec gravité : « Il n’y a pas de place pour un Maroc à deux vitesses ». Cette phrase, en apparence noble, a été applaudie par les partisans du régime et les médias d’État. Mais à y regarder de plus près, elle résonne comme un aveu tardif, voire un constat d’échec. Car si ce Maroc à deux vitesses existe bel et bien aujourd’hui, c’est sous son règne qu’il s’est creusé, consolidé, institutionnalisé.
Les mots du roi du Maroc sonnent faux lorsqu’ils sont prononcés par celui qui règne depuis un quart de siècle sur un pays marqué par des fractures sociales, territoriales et économiques de plus en plus profondes. Dire qu’il n’y a « pas de place » pour cette dualité, c’est ignorer, ou feindre d’ignorer, les politiques publiques, les pratiques de gouvernance, et les logiques clientélistes qui ont, année après année, nourri cette dynamique à deux vitesses.
Le Maroc des grandes villes n’est pas celui des zones rurales. Casablanca, Rabat, Tanger ou Marrakech bénéficient d’investissements massifs dans les infrastructures, les transports, l’immobilier, ou le tourisme. Pendant ce temps, des pans entiers du territoire national, de l’Atlas aux confins de l’Oriental, restent abandonnés, sans hôpitaux décents, sans écoles fonctionnelles, sans routes praticables. Comment le roi peut-il dénoncer une dualité que son propre modèle économique alimente ? Depuis le début de son règne, Mohammed VI a misé sur un Maroc « moderne », tourné vers l’international, attractif pour les investisseurs étrangers.
Une concentration des richesses sans précédent
Des mégaprojets ont fleuri : Tanger Med, les lignes TGV, les stations balnéaires de luxe, les smart cities. Ces vitrines séduisent les chancelleries occidentales et les bailleurs de fonds… mais elles ne répondent en rien aux besoins fondamentaux des Marocains ordinaires. Pendant que certains jouissent des bienfaits de la « modernité », des millions d’autres peinent à accéder à l’eau potable, à des soins médicaux dignes ou à une éducation de qualité.C’est cela, le Maroc à deux vitesses. Et c’est cela que le roi refuse d’assumer pleinement. Le Maroc figure parmi les pays les plus inégalitaires de la région MENA.
Selon des rapports de la Banque mondiale et d’ONG indépendantes, 10% des Marocains détiennent plus de 50% des richesses. Et qui se trouve au sommet de cette pyramide ? La monarchie elle-même. Le groupe royal Al Mada, souvent présenté comme un « fonds d’investissement à vocation panafricaine », concentre des participations dans les secteurs les plus rentables : banques, télécoms, énergie, immobilier, distribution. Ce groupe est le symbole d’un capitalisme monarchique qui accumule les profits dans un entre-soi, tout en parlant d’équité et de justice sociale.
Une démocratie de façade
La fortune personnelle du roi, estimée à plusieurs milliards de dollars, est une provocation pour les millions de Marocains qui vivent avec moins de 30 dirhams par jour. Quelle crédibilité accorder à un souverain qui parle d’égalité alors qu’il incarne, avec son entourage, une forme d’accaparement structurel des richesses ? La question du Maroc à deux vitesses ne se limite pas à l’économie. Elle traverse aussi les sphères de la citoyenneté et de la participation politique. Le système politique marocain repose sur une démocratie de façade où le Parlement n’a qu’un pouvoir limité, et où le gouvernement n’est qu’un exécutant partiel de la volonté royale.
Les grandes orientations politiques, économiques et sociales sont décidées au Palais. Les partis, affaiblis, ne sont plus que des instruments d’exécution, vidés de leur capacité à représenter réellement les aspirations du peuple. Dans ce contexte, parler d’unité ou d’égalité des chances est pure hypocrisie. Car un Marocain qui critique le roi ou les dysfonctionnements de la monarchie est rapidement confronté à la censure, à la surveillance, voire à la répression judiciaire. La liberté d’expression, de la presse ou de manifestation est à géométrie variable : elle est permise aux soutiens du régime, et interdite à ceux qui réclament plus de justice.
Une jeunesse marocaine oubliée
La jeunesse marocaine, majoritaire dans la population, est sans doute la première victime de ce Maroc à deux vitesses. Faute d’emploi, de perspectives et d’écoute, elle se réfugie dans le désespoir, l’émigration clandestine ou l’abstention politique. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : des dizaines de milliers de jeunes Marocains quittent le pays chaque année, y compris des cadres qualifiés.
Le roi a certes évoqué l’importance de la jeunesse dans plusieurs discours. Mais les politiques concrètes n’ont pas suivi. Le chômage, les inégalités scolaires, le manque d’espaces culturels ou de débouchés professionnels n’ont pas été résolus, et, dans certains cas, se sont aggravés. Le sentiment d’abandon est profond. Ce n’est pas un simple décalage entre riches et pauvres, c’est un gouffre entre ceux qui ont un avenir, et ceux qui vivent dans l’attente permanente d’une opportunité… qui, hélas, ne vient jamais.
Un discours sans conséquences
Le plus inquiétant dans cette déclaration du roi, « Il n’y a pas de place pour un Maroc à deux vitesses » c’est qu’elle risque de rester un vœu pieux. Comme tant d’autres discours royaux, elle est prononcée avec solennité, mais suivie de peu d’actions concrètes. Car il ne suffit pas de nommer le problème pour qu’il disparaisse. Il faut du courage politique, de la transparence, une réelle volonté de réformes structurelles, et surtout, une remise en question du rôle centralisateur et accaparant de la monarchie. Or, rien dans les 25 années de règne de Mohammed VI n’indique une telle orientation.