Massacres de chrétiens en Afrique centrale : « Boko Haram et les ADF veulent nous terroriser et nous chasser de nos terres »


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croix @Sebastien Cailleux

Au Cameroun et en République démocratique du Congo, les attaques contre les communautés chrétiennes s’intensifient. Boko Haram et les Forces démocratiques alliées (ADF) multiplient les massacres, enlèvements et destructions d’églises dans une stratégie coordonnée de terreur. La représentante de l’organisation Portes Ouvertes sur le terrain témoigne de cette escalade de violence qui vide des villages entiers de leur population chrétienne, dans l’indifférence relative de la communauté internationale. Entre besoins humanitaires urgents et traumatismes profonds, elle décrit une situation alarmante où les civils fuient leurs terres ancestrales face à un expansionnisme islamiste implacable.

1. Vous alertez sur une intensification des attaques contre les chrétiens ces dernières semaines. Pouvez-vous nous expliquer ce qui rend cette période particulièrement alarmante par rapport aux violences habituelles que subissent déjà ces communautés au Cameroun et en RDC ?

Amora : Au Cameroun, nous avons remarqué que les attaques sont généralement plus fréquentes pendant la saison des semailles. En effet, beaucoup de personnes se rendent dans les champs à cette période et, sachant cela, elles sont souvent prises pour cible. Il en va de même pour la saison des récoltes, qui présente deux aspects. Premièrement, il y a beaucoup de monde dans les champs et, deuxièmement, il y a beaucoup à piller en raison des récoltes qui ont été effectuées.

Au Cameroun, nous avons également constaté sur le terrain une augmentation des enlèvements et des demandes de rançon. Il semblerait que Boko Haram ait besoin de ressources, en particulier financières, et que les enlèvements lui permettent de lever ces fonds. En outre, cela paralyse l’économie des chrétiens qui doivent réunir les sommes requises.

Notons toutefois que pour les groupes islamistes, qu’ils se trouvent dans l’extrême nord du Cameroun ou dans l’est de la RDC, la cible reste la même – les chrétiens et ceux qui ne partagent pas leurs croyances. Et ils sont déterminés à atteindre leurs objectifs contre ces groupes à tout prix. Étant donné que leur objectif reste le même, les attaques se multiplient parfois, puis semblent ralentir, pour reprendre de nouveau. Parfois, les tactiques peuvent changer, mais l’objectif reste le même, tout comme le groupe cible.

Vos rapports montrent que les groupes comme Boko Haram et les ADF ciblent délibérément les lieux de culte, les funérailles et même les enfants chrétiens. S’agit-il d’une stratégie coordonnée pour terroriser et déplacer les communautés chrétiennes, ou observez-vous d’autres motivations derrière ces attaques ?

Amora : Pour le moment, d’après ce que nous savons des zones touchées, il s’agit d’attaques coordonnées visant à terroriser ces chrétiens et ces communautés chrétiennes et à les pousser à quitter leurs lieux de vie. Cela fait partie de ce que nous appelons leur agenda expansionniste. Le mot « terreur » est celui qui me vient à l’esprit. En RDC en particulier, la manière dont la vie est arrachée à ces chrétiens évoque le mot « terreur ». Ils sont terrorisés, chassés de leurs maisons et de leurs terres. Et la nature répétitive de ces attaques a pour but de les déplacer. Lorsque les gens sont terrifiés et lassés de vivre dans l’incertitude, ils décident de partir. C’est ainsi que cela se passe. Lorsque votre église est susceptible d’être la cible d’une attaque, vous surveillez la fréquence à laquelle vous vous y rendez. Lorsque votre maison, votre village est susceptible d’être la cible d’une attaque, vous réfléchissez à un endroit plus sûr où vous installer.

Dans l’extrême nord du Cameroun, les attaques ont généralement lieu au sein des communautés et des villages. Pour avoir un peu de répit, les habitants passent les journées dans le village et se réfugient dans les montagnes le soir pour y passer la nuit. Ayant remarqué cela, les éléments de Boko Haram les traquent désormais dans les montagnes pour les attaquer là aussi. Cela montre qu’ils sont déterminés à semer la peur et la terreur et à les déloger de l’endroit où ils se sont installés.

Il y a des zones entières qui sont inhabitables à cause de ces attaques répétées. D’autres ont également été vidées d’une grande partie de leur population chrétienne. Nous avons reçu des informations selon lesquelles dans des régions comme Achigachia, Vreket et d’autres dans l’extrême nord du Cameroun, qui ont été le théâtre des attaques de Boko Haram au début de leur action, ces régions ont été vidées de leur population chrétienne.

Après les attaques, tout le monde a fui. Puis, le calme est revenu, mais seuls les musulmans se sont réinstallés. Les chrétiens et ceux qui ne partagent pas la foi des assaillants (les animistes, souvent considérés comme des infidèles ou des mécréants au même titre que les chrétiens, et appelés localement « Kirdi ») n’ont pas osé ou n’ont pas trouvé le courage de revenir. Ils ont dû s’installer dans d’autres communautés. Nous avons également reçu des informations similaires concernant des endroits comme Bargaram.

Cela correspond aux informations fournies par un contact au Mozambique, qui a fait état d’une tendance similaire dans les régions où les islamistes ont commencé à attaquer dans le nord du pays – la même stratégie visant à terroriser et à déstabiliser.

À ma connaissance, ces deux groupes n’occupent pas nécessairement les villages ou les communautés où ils ont réussi à éliminer la présence chrétienne. Nous attendons donc de voir, mais il est certain qu’ils parviennent à appauvrir, déplacer et traumatiser les chrétiens.
Néanmoins, comme mentionné précédemment, leurs attaques ont également un aspect économique : piller et collecter des fonds. Enfin, quelquefois au Cameroun, lorsque Boko Haram attaque des positions militaires ou lors d’affrontements rapprochés où ils ont le dessus, ils s’emparent d’armes. Cela laisse supposer que parfois, lorsqu’ils attaquent des positions militaires, c’est dans le but de se réapprovisionner en armes. Toutefois, cette information n’est pas vérifiable.

Malgré la présence de la Force multinationale mixte au Cameroun et l’opération Shujaa en RDC, ces massacres continuent. Que manque-t-il selon vous aux stratégies militaires actuelles pour protéger efficacement les populations civiles chrétiennes ?

Amora : Si les gouvernements du Cameroun et de la RDC peuvent renforcer leur présence militaire, cela pourrait contribuer à sécuriser ces communautés. Il y a bien une présence militaire, mais elle semble insuffisante. Certains villages de l’extrême nord du Cameroun disposent de postes militaires. Ils connaissent une certaine accalmie. Cependant, les villages qui ne disposent pas de postes militaires sont attaqués. La frontière avec le Nigeria, dans l’extrême nord du Cameroun, où ces attaques ont lieu, est poreuse. Si chaque village ou zone pouvait bénéficier d’une présence militaire gouvernementale significative, cela pourrait changer la donne.

Cependant, cela semble difficile à réaliser, car le Cameroun et la RDC sont tous deux confrontés à de multiples conflits, et l’armée gouvernementale semble débordée et peu unie. Au Cameroun, l’armée est également confrontée à la crise anglophone. En RDC, les FARDC sont confrontées aux rebelles du M23 et à d’autres groupes armés. Même l’opération Shujaa, menée avec leurs homologues ougandais, a dû faire face à d’autres groupes armés tels que le FPIC et le CODECO.

Nous devons également comprendre que la réaction/présence militaire coûte cher, tant sur le plan humain que financier. Et il semble que ces groupes n’aient aucun mal à financer leurs stratégies. Cela dit, nous n’avons pas seulement besoin de stratégies militaires, mais aussi de stratégies de gouvernance locale, de stratégies au niveau de l’Église, de stratégies communautaires sur comment reconstruire et restaurer. Puisqu’une partie de leur politique consiste à semer le chaos, la destruction et la souffrance, ces groupes exploitent également les vulnérabilités locales : pauvreté, niveau d’éducation, manque de bonnes routes, connexion réseau, etc. pour recruter des espions et des combattants, et pour s’échapper lors des attaques. Ainsi, tous les niveaux de la société doivent participer à la solution, pas seulement le secteur militaire. Ces groupes profitent des vides de pouvoir, de la pauvreté, etc. Nous devons donc également tenir compte de ces aspects lorsque nous réfléchissons à des solutions.

Le révérend Alili que vous citez témoigne que ‘ »es déplacés n’osent pas rester dormir dans l’église car ils ont peur d’y être attaqués ». Comment vos équipes sur le terrain accompagnent-elles ces communautés traumatisées, et quels sont leurs besoins les plus urgents ?

Amora : Nous prions avec les communautés traumatisées et les encourageons à ne pas désespérer malgré le chaos écrasant qui les entoure. Nous prenons également le temps d’être avec elles et de les écouter, car nous comprenons comment de telles situations se présentent. Nous savons qu’elles peuvent se sentir comme une parmi tant d’autres, mais nous essayons de leur faire comprendre qu’elles sont importantes et qu’elles comptent.
En outre, nous fournissons parfois une aide d’urgence à ces croyants touchés. En fonction de la région et de la situation, cette aide comprend des denrées alimentaires telles que du riz, des haricots, de l’huile de palme, du sel, du poisson, de l’huile de cuisson, du petit mil et du maïs, ainsi que des articles non alimentaires tels que du savon, des seaux, des pagnes et des nattes. Cette aide d’urgence aide les communautés traumatisées dans la mesure où leur douleur et leur traumatisme sont aggravés par leur manque actuel de nourriture et d’abri. Répondre à ces besoins dans ces moments difficiles permet donc d’alléger le fardeau émotionnel que l’attaque a fait peser sur eux.

En ce qui concerne les traumatismes, et dans la mesure des moyens et des capacités disponibles, nous proposons également des séances de débriefing à certaines des personnes touchées. Ces séances durent parfois un ou trois jours, voire plus de jours, pendant lesquels les participants sont placés dans un environnement où ils peuvent comprendre ce qui leur arrive, leur état d’esprit, le traumatisme, et apprendre à y faire face activement et à s’en remettre. Pour cela, il existe parfois des séances spécifiques pour les femmes, les hommes, les enfants, les responsables religieux, les veuves, les responsables religieux et leurs conjoints.

Nous formons également des personnes au sein des communautés touchées pour qu’elles puissent jouer le rôle de soignants. Conscients que nos ressources sont limitées et que nous ne pouvons pas toujours être présents sur place, nous anticipons la prise en charge des traumatismes en formant des soignants et en leur donnant les compétences et les aptitudes nécessaires pour prodiguer des soins et assurer un suivi au sein de leurs communautés.

Au Cameroun en particulier, nous accompagnons également ces communautés traumatisées en mettant en place ce que nous appelons des groupes d’entraide. Pour cela, certaines femmes sélectionnées sont formées à la méthodologie des groupes d’entraide et encouragées à diffuser le message dans leur communauté, en rassemblant des femmes qui ont vécu des traumatismes similaires et qui peuvent donc s’identifier, se comprendre et se soutenir mutuellement. L’objectif et le fonctionnement du groupe sont triples : les encourager spirituellement, psychologiquement (en matière de traumatisme) et financièrement. Ainsi, lors des réunions, elles partagent des passages de la Bible, discutent de leur traumatisme et s’encouragent mutuellement. Elles doivent également effectuer des épargnes périodiques obligatoires qui leur permettront de démarrer une activité génératrice de revenus. Nous soutenons également cette activité financièrement et fournissons le livret et les ressources matérielles nécessaires au fonctionnement des groupes (carnet de bord, stylos, boîte pour les économies, etc.). Nous assurons également un suivi régulier et prodiguons des conseils pour nous assurer que le groupe fonctionne comme il se doit.
Leurs besoins les plus urgents sont : sécurité/paix ; nourriture ; abri ; aide psychologique/traumatisme, et un enseignement biblique (discipolat, enseignement sur la préparation à la persécution et comment y répondre de manière biblique).

Vous appelez à une réaction de la communauté internationale. Concrètement, quelles actions spécifiques attendez-vous ? Et comment expliquez-vous que ces persécutions massives de chrétiens en Afrique centrale ne suscitent pas plus de mobilisation médiatique et politique internationale ?

Amora : La communauté internationale peut prendre conscience et reconnaître ce qui arrive aux chrétiens dans ces régions de l’extrême nord du Cameroun et de l’est de la RDC. C’est douloureux d’être frappé et terrorisé sans que cela ne semble vraiment importer à ceux qui comptent.

La communauté internationale peut également se joindre à notre campagne en cours visant à sensibiliser et à soutenir l’Église qui souffre en Afrique subsaharienne, la campagne Arise Africa. La communauté internationale peut le faire en signant la pétition Arise Africa via Open Doors. Open Doors plaide actuellement pour que les chrétiens et autres personnes vulnérables au Cameroun, en RDC et dans toute l’Afrique subsaharienne soient traités avec dignité et respect. Open Doors plaide en faveur d’une protection robuste contre les attaques violentes des militants, pour la justice par le biais de poursuites équitables contre les agresseurs, et pour un soutien visant à apporter guérison et restauration à toutes les communautés touchées.

Pourquoi cette attention limitée ? Il est question d’argent, de pouvoir et de proximité. Cela se passe loin de nous et ne semble pas nous concerner, donc inutile de s’en préoccuper.
Je dirais également que les intérêts politiques ou autres semblent influencer l’attention accordée à la persécution des chrétiens. En RDC, les attaques des rebelles du M23 ne semblent pas avoir besoin d’être mises en avant car elles ont un impact sur les ressources naturelles que peut offrir l’est de la RDC. Cependant, les atrocités commises par l’ADF nécessiteraient beaucoup d’explications et de persuasion. Je dirais que les enjeux sont plus importants pour la communauté internationale dans un cas que dans l’autre.

De plus, les gens ont tendance à ignorer ce qui demande beaucoup d’efforts pour être compris. D’une certaine manière. Et comprendre la complexité de la persécution des chrétiens demande vraiment des efforts, en particulier pour les personnes dont la réalité paraît bien différente de ce qui se passe.

Il y a aussi le rôle joué par les médias internationaux/laïques. Nous vivons dans un monde très polarisé, dominé par le pouvoir, l’argent et les idées dominantes qui ne correspondent pas au christianisme. Mais comment les gens peuvent-ils savoir si nous ne leur disons pas ? Nous devons jeter la lumière sur les ténèbres qui règnent actuellement. Le fait que les gens ne parlent pas d’un sujet ne signifie pas qu’il n’existe pas.

Idriss K. Sow Illustration d'après photo
Journaliste-essayiste mauritano-guinéen, il parcourt depuis une décennie les capitales et les villages d’Afrique pour chroniquer, en français, les réalités politiques, culturelles et sociales de l'Afrique
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