
Entre grogne sociale, défaillance des services publics et paralysie des secteurs clés, le Maroc semble s’enliser dans une crise systémique. Des stations-service à bout face au marché informel, à une jeunesse descendue dans la rue pour réclamer dignité, emploi et soins de qualité, les signaux d’alerte se multiplient. Dans un climat de défiance généralisée, l’État peine à répondre autrement que par le silence ou la répression.
Un secteur énergétique en quête d’écoute, ignoré depuis des mois
Alors que les autorités marocaines peinent à apaiser une jeunesse connectée et revendicative, une autre crise se profile sur un tout autre front : celui des carburants. L’Association nationale des propriétaires, commerçants et gérants de stations-service a récemment brandi la menace d’une grève nationale, pointant du doigt l’expansion incontrôlée d’un marché parallèle qui fragilise un secteur déjà en difficulté. Selon ses membres, la situation est critique : les stations-service agréées se disent victimes d’une concurrence déloyale de la part de circuits informels opérant en toute impunité. Dépôts clandestins, stations mobiles, écarts tarifaires injustifiés : la profession accuse les autorités de silence face à un déséquilibre systémique.
Cela fait plus d’un an que l’association sollicite un dialogue avec les ministères concernés. En vain. Les rares initiatives, comme la réunion du 26 septembre sur le marquage des produits pétroliers, sont jugées largement déconnectées des priorités urgentes. Pour les professionnels, la vraie urgence réside dans la régulation du marché parallèle et la révision des conditions contractuelles imposées par certains distributeurs. La colère monte : des sit-in sont en préparation et une grève nationale pourrait sérieusement perturber l’approvisionnement du pays. Ce bras de fer est symptomatique d’un climat général de défiance, où les corps intermédiaires ne se sentent ni consultés ni représentés dans les décisions qui les concernent.
Un sentiment d’injustice qui gagne la rue
Depuis la fermeture de la raffinerie Samir, le Maroc dépend totalement du marché international pour ses approvisionnements. Pourtant, les professionnels dénoncent un écart démesuré entre les prix internationaux et les prix à la pompe. En mai 2025, les marges bénéficiaires des acteurs dominants sont estimées à plus de 20%, alors que la moyenne internationale se situe à 5%. Selon Houcine El Yamani, président du Front national pour la sauvegarde de Samir, les consommateurs marocains paient bien plus que ce qu’ils devraient, même en tenant compte des frais et des taxes. Les critiques fusent contre la libéralisation des prix décidée fin 2016, accusée d’avoir nourri une inflation continue, aggravée par l’absence d’un véritable mécanisme de contrôle.
Ce sentiment d’injustice n’est pas circonscrit aux professionnels du carburant. Il infuse profondément dans la jeunesse marocaine, comme l’ont montré les mobilisations de la Génération Z les 27 et 28 septembre 2025. Coordination spontanée sur Telegram, appels à manifester dans plusieurs villes, slogans pour la dignité et les services publics : la jeunesse est sortie de son silence. Déclenché par une série de décès maternels à l’hôpital public Hassan-II d’Agadir, le mouvement a mis à nu l’état de déliquescence du système de santé public. Des hôpitaux défaillants, des écoles sous-équipées, des enseignants précaires : les griefs sont multiples, et les autorités ne parviennent pas à rassurer.
Une jeunesse éduquée, connectée, mais marginalisée
Ce qui distingue cette mobilisation de celles du passé, c’est son organisation horizontale, sa stratégie non-violente, et surtout sa maîtrise des outils de communication digitale. Des collectifs comme Moroccan Youth Voice ou GenZ212 ont structuré des revendications précises, allant au-delà du simple ras-le-bol : ils exigent des comptes, des chiffres, des indicateurs mesurables. Au cœur des critiques : le contraste criant entre les milliards mobilisés pour le Mondial 2030 et l’état des services publics. Pour beaucoup, la priorité budgétaire devrait aller à l’hôpital de quartier plutôt qu’au prochain stade flambant neuf. « Stades contre hôpitaux, « écoles délabrées contre projets pharaoniques », les comparaisons font mouche.
Malgré l’ampleur des revendications, la réponse de l’État reste essentiellement sécuritaire. À Rabat, Casablanca ou Marrakech, les rassemblements ont été empêchés, les manifestants dispersés, et plusieurs jeunes interpellés. Une stratégie qui pourrait s’avérer contre-productive face à une génération qui refuse de se taire. La jeunesse n’a pas été dissuadée : elle appelle à poursuivre la mobilisation, avec une exigence de transparence, d’écoute et de résultats concrets. L’heure n’est plus aux discours, mais aux feuilles de route chiffrées, aux promesses vérifiables et aux délais tenables.
Deux fronts, une même crise de légitimité
À bien y regarder, le mouvement des gérants de stations-service et celui de la Génération Z racontent la même histoire d’un Maroc en crise de gouvernance. D’un côté, des professionnels qui réclament une régulation économique et un dialogue institutionnel. De l’autre, une jeunesse qui exige des services publics dignes de ce nom et un contrat social plus juste. Dans les deux cas, c’est l’absence d’écoute, le déficit de régulation et la concentration des décisions dans des cercles fermés qui nourrissent la colère. Les uns parlent de concurrence déloyale et de marges injustifiées. Les autres, de morts évitables à l’hôpital et d’écoles qui tombent en ruines. Aujourd’hui, plus rien ne va vraiment : ni pour les stations-service qui étouffent sous l’informel, ni pour la jeunesse qui crie son mal-être dans les rues.