La question de la crise anglophone au Cameroun avant l’élection présidentielle


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Cameroun francophone et anglophone
Cameroun francophone et anglophone

À quelques semaines de l’élection présidentielle du 12 octobre au Cameroun, la crise anglophone qui déchire les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest depuis 2016 s’invite dans le débat politique. Cette situation explosive, née d’une réunification mal négociée en 1961 et d’un processus d’assimilation forcée, questionne l’unité nationale d’un pays où 5 millions d’anglophones se sentent marginalisés. Retour sur les racines historiques d’un conflit qui menace la stabilité du Cameroun.

À la veille de l’élection présidentielle prévue le 12 octobre au Cameroun, certains candidats, en égrenant leurs programmes, mettent l’accent sur la résolution de la crise dite « anglophone » qui sévit dans les régions Nord-Ouest et Sud-Ouest depuis 2016 dans ce pays d’Afrique centrale. Cette situation alimente depuis lors les débats sur la place publique et pousse au questionnement sur l’apparition de cette crise qui est passée très vite d’une marche revendicatrice à des enlèvements et assassinats violents.

Un héritage colonial explosif

Sur les dix régions que compte le Cameroun, la population anglophone en occupe deux, représentant 16 364 km² avec environ 5 millions d’habitants sur une population camerounaise de plus de 24 millions. Depuis octobre 2016, des revendications sociales se sont transformées en crise politique. Cette escalade a fait ressurgir la question dite « anglophone » qui est un legs colonial datant de la défaite allemande à la fin de la Première Guerre mondiale, lui faisant perdre ses territoires dont le Kamerun (Cameroun), confié à la France et au Royaume-Uni par la Société des Nations (SDN) en le mettant sous tutelle pour une administration conjointe.

Carte du Cameroon britannique
Carte du Cameroon britannique

Durant cette période, chaque partie est modelée à l’image de la culture du pays sous la charge duquel elle se trouve. Dans la partie administrée par les Britanniques, l’anglais est bien sûr la langue officielle et toute la vie sociale, la justice, le système éducatif, la monnaie sont à l’image du Royaume-Uni. Même la pratique politique l’est et permet de maintenir les chefferies traditionnelles et favorise l’autogouvernement, ce qui va impulser avant l’indépendance le pluralisme politique, la liberté de la presse et même l’alternance démocratique. Plusieurs membres de l’élite anglophone du Cameroun britannique, qui est géré par les Britanniques comme faisant partie du Nigeria limitrophe aux régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest Cameroun, sont ministres dans les années 1950 au sein du gouvernement nigérian.

La partie francophone du Cameroun, elle, par contre, est directement gérée par la France. Le français y est parlé et la vie politique, sociale et juridique est façonnée de telle sorte que le pouvoir politique succédant à la France soit un modèle centraliste. Ce qui fera que cette partie du Cameroun soit moins avancée sur le plan démocratique et assimilée à une région française d’outre-mer.

La réunification de 1961 : un processus mal négocié

La base du problème anglophone au Cameroun est la résultante du processus de la réunification de 1961 du pays qui a été mal géré et négocié par les autorités politiques de la partie francophone et anglophone de cette époque.

Lors des référendums du 11 février 1961, la partie francophone est déjà indépendante depuis le 1er janvier 1960 et devient la République du Cameroun. La partie anglophone, qui est constituée du Cameroun méridional britannique (Southern Cameroon) et du Cameroun septentrional britannique (Northern Cameroon), voit le Northern Cameroon se rattacher au Nigeria et le Southern Cameroon, qui déjà est galvanisé et dynamique à l’idée d’une indépendance de son territoire, se rattache à la République du Cameroun et de ce fait devient indépendant le 1er octobre 1961.

Avant les référendums, les principales élites politiques anglophones dont Emmanuel Mbella Lifafa Endeley, Solomon Tandeng Muna, John Ngu Foncha et Augustine Ngom Jua plaident déjà aux Nations-Unies pour l’indépendance du Southern Cameroon ou à défaut pour une indépendance temporaire pouvant leur permettre de négocier les termes du rattachement avec le Cameroun francophone. L’indépendance étant écartée par le Royaume-Uni et certains pays du tiers-monde au motif que ce territoire ne serait pas viable économiquement parlant, deux camps vont donc s’opposer lors du référendum :

  • Le Kamerun National Congress (KNC) dont le chef est Endeley Lifafa Emmanuel qui soutient le rattachement au Nigeria.
  • Le Kamerun National Democratic Party (KNDP) de John Ngu Foncha avec Tandeng Muna et Augustine Ngom Jua font campagne pour la réunification avec la République du Cameroun.

De peur de se faire absorber par le géant nigérian, la population va voter en faveur de la réunification avec la République du Cameroun.

La conférence de Foumban : un piège constitutionnel

C’est donc lors de la rencontre entre le premier président de la République du Cameroun Amadou Ahidjo et les représentants du Southern Cameroon à l’ouest dans la ville de Foumban, du 17 au 21 juillet 1961, qu’Ahidjo va duper et passer en position de force « une constitution » toute rédigée accordant de larges compétences à l’exécutif de l’État fédéral au détriment des deux États fédérés.

Alors même que les représentants anglophones pensaient participer à une constituante devant aboutir à la rédaction d’une constitution garantissant un fédéralisme égalitaire et une large autonomie des États fédérés, en position de faiblesse, ils vont accepter ce texte constitutionnel imposé par Ahidjo avec une seule concession qui sera celle sur la minorité de faveur.

En août 1961, la Constitution fédérale sera votée par l’assemblée nationale de la République du Cameroun alors même que le Southern Cameroon est encore sous tutelle britannique et le président Ahidjo la promulguera le 1er septembre de la même année. Conformément à la disposition constitutionnelle, si le président vient du Cameroun oriental, le vice-président doit être originaire du Cameroun occidental et vice-versa. Amadou Ahidjo est le président fédéral et John Ngu Foncha est à la fois vice-président du pays et Premier ministre du Cameroun occidental.

L’assimilation forcée sous Ahidjo (1961-1982)

Le président Ahidjo, au moment de la réunification, a le contrôle sur toute la vie politique dans le Cameroun oriental. Il s’applique donc dès 1961 à avoir également le contrôle sur le Cameroun occidental en usant de la répression et en exploitant les divisions entre les anglophones qui constituent un frein à son projet hégémonique.

Drapeau du Cameroun 1961–1975
Drapeau du Cameroun 1961–1975

De ce fait, au niveau fédéral, alors même que la constitution garantit comme langues officielles l’anglais et le français, le français est la langue administrative d’usage. Ahidjo, le 20 octobre 1961, va aller plus loin en réorganisant le territoire fédéral en six régions dont le Cameroun occidental qui pourtant est un État fédéré. Il nomme un inspecteur fédéral par région responsable uniquement devant lui. Cet inspecteur a plus de pouvoir que le Premier ministre élu John Ngu Foncha.

La guerre contre l’Union des Populations du Cameroun (UPC) faisant rage dans le Cameroun oriental, le président signera des ordonnances limitant les libertés publiques en 1962, ce qui suscitera une inquiétude des dirigeants anglophones sur l’orientation répressive du pouvoir fédéral.

L’instrumentalisation des divisions

D’autres mesures vont être prises pour amoindrir les anglophones et totalement les assimiler. Cela va aller de l’instauration de la conduite à droite, de l’imposition du système métrique et du franc CFA avec pour conséquence directe la réduction du pouvoir d’achat des populations anglophones de 10% et la perte de plusieurs avantages douaniers à l’exportation dont bénéficiait le Cameroun occidental avec les pays du Commonwealth.

L’instrumentalisation des rivalités entre élites anglophones va les amener à se livrer une lutte interne afin de s’assurer une meilleure position au niveau fédéral et se préoccupant moins de la défense des populations anglophones. Ce qui fera naître des clivages ethniques et culturels entre :

  • Les Grassfields au Nord qui ont des liens culturels avec les Bamilékés de la région de l’Ouest francophone
  • Les Sawa du Sud qui ont des liens culturels et linguistiques avec la Côte francophone

Il va en résulter un désordre politique au Cameroun occidental qui marquera la rupture entre Foncha et Muna qui quitte le Kamerun National Democratic Party en 1965 pour former le Cameroon United Congress (CUC).

Profitant de cette situation et voulant évincer le Premier ministre Foncha, le président Ahidjo va appeler à la création d’un parti unique dans les deux Cameroun au nom de l’unité nationale. Il réussit et crée en 1966 l’Union Nationale Camerounaise (UNC) et les autres partis sont dissous.

Le parti unique fait perdre aux anglophones tout levier institutionnel pour plaider leur cause et en 1968, Ahidjo nomme son nouvel allié Tandeng Muna Premier ministre. Ils accentuent la centralisation allant jusqu’à supprimer le fédéralisme le 20 mai 1972 et le Cameroun devient la République Unie du Cameroun.

Les premières contestations anglophones

C’est après ce nouveau coup de force de la part d’Ahidjo que les anglophones commencent véritablement à contester leur marginalisation. Bernard Fonlon, alors secrétaire général à la présidence, critique publiquement au congrès national de l’UNC en 1972 le passage à la République unitaire. Foncha et Jua, eux, envoient des correspondances privées à Ahidjo et s’expriment dans la presse d’État pour marquer leur opposition.

Avec l’arrivée de Paul Biya au pouvoir en novembre 1982, succédant à Ahidjo, le centralisme est accentué. Le 22 août 1983, il divise la région anglophone en deux provinces : le Nord-Ouest et le Sud-Ouest. En 1984, il transforme l’appellation officielle du pays en République du Cameroun et supprime la deuxième étoile sur le drapeau qui représentait la partie anglophone, ce qui pousse les anglophones à constituer des mouvements et associations pour résister à leur assimilation.

Avec la restauration du multipartisme dans les années 1990, le Social Democratic Front (SDF), un nouveau parti d’opposition prônant le fédéralisme, voit le jour le 26 mai 1990 à Bamenda, ville principale du Nord-Ouest. À vocation nationale mais avec une forte composante d’anglophones, il gagne du terrain dans la zone anglophone et élargit son influence dans les provinces francophones. Il participe à l’élection présidentielle d’octobre 1992 et passe tout près de la victoire ; l’on dit d’ailleurs que cette victoire lui a été subtilement volée.

La crise actuelle : un défi pour l’élection de 2025

Rendu à presque un mois de l’élection présidentielle du 12 octobre 2025, il est important, sinon nécessaire, pour tous les candidats et les Camerounais de s’intéresser à la crise actuelle des régions Nord et Sud-Ouest Cameroun (NOSO) qui plonge ses racines dans une réunification mal conduite, fondée sur un projet centraliste et assimilationniste et une marginalisation économique et administrative auxquels s’ajoutent les ambitions et les rivalités personnelles et ethniques d’élites qui n’ont pas toujours su faire front commun pour défendre une cause anglophone de plus en plus hétéroclite.

Cela se constate également et fortement au niveau de l’opposition camerounaise en général qui, malgré leur défaite assurée face au Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (parti au pouvoir), ne réussit pas à trouver un moyen de s’unir et de faire front commun pour ces élections dites cruciales pour l’avenir de leur pays.

La crise actuelle qui a débuté le 11 octobre 2016 à Bamenda par une grève des avocats du Nord-Ouest et du Sud-Ouest démontre le sentiment de recul démocratique, d’assimilation culturelle et de déclassement politique dont beaucoup d’anglophones souffrent.

Des 12 candidats retenus pour l’élection présidentielle, seul le SDF parle ouvertement du fédéralisme et semble aussi être le seul parti à s’intéresser à la question anglophone. S’il est vrai que le peuple camerounais « murmure« , il est primordial de s’intéresser au grand problème de « marginalisation » dont semble souffrir beaucoup de régions au Cameroun afin d’éviter une montée en puissance du tribalisme et du mécontentement, non plus seulement pour les régions du NOSO mais dans tout le Cameroun au lendemain des élections.

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Franck Biyidi est diplômé de l'IRIC (Institut des Relations Internationales du Cameroun) je suis spécialiste des relations internationales au sein de la Francophonie et de l'Union Africaine et de tout ce qui touche la diplomatie en Afrique francophone
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