L’arroseur arrosé : comment la croisade anti-algérienne de la droite risque de rétablir la libre circulation prévue par les accords d’Évian


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Accord de 1968 entre la France et l'Algérie
Accord de 1968 entre la France et l'Algérie

En votant la dénonciation des accords franco-algériens de 1968, l’Assemblée nationale française, portée par l’extrême droite et une partie de la droite, pourrait avoir commis une monumentale erreur politique et juridique. Car derrière ce texte de 1968 qu’ils veulent abolir pour « durcir » l’immigration se cachent les accords d’Évian de 1962, qui garantissaient une libre circulation totale entre les deux pays. Un retour au droit originel qui terrifie aujourd’hui ceux-là mêmes qui ont orchestré cette opération de communication anti-algérienne. Pour les Algériens, les Français d’origine algérienne et les binationaux, cette bataille juridique mal maîtrisée ravive des questions identitaires douloureuses sur fond de commémorations du 1er novembre 1954, début de la « guerre de libération nationale » en Algérie.

C’est l’histoire d’une victoire politique qui pourrait se transformer en cauchemar juridique. En faisant adopter jeudi 30 octobre, à une voix près, une résolution visant à dénoncer les accords franco-algériens de 1968, le Rassemblement national et ses alliés de droite ont peut-être ouvert une boîte de Pandore qu’ils seront les premiers à regretter. Car derrière ce texte qu’ils accusent de favoriser l’immigration se cache une réalité juridique méconnue : sans l’accord de 1968, c’est le régime des accords d’Évian de 1962 qui pourrait s’appliquer, avec son principe de libre circulation totale entre les deux pays. Une perspective qui terrifie aujourd’hui ceux-là mêmes qui ont orchestré cette offensive anti-algérienne. Décryptage d’un fiasco annoncé.

Le jour où la droite française a voté contre elle-même

Jeudi 30 octobre, 11 heures du matin. Dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, Marine Le Pen et les cadres du RN savourent ce qu’ils qualifient de « journée historique ». Pour la première fois depuis sa création, le Rassemblement national vient de faire adopter un de ses textes. Par 185 voix contre 184, les députés ont voté une résolution demandant la dénonciation de l’accord franco-algérien de 1968.

Les députés RN exultent, soutenus par 26 élus Les Républicains et 17 du parti Horizons d’Édouard Philippe. L’absence remarquée de Gabriel Attal et de la majorité des députés macronistes – seuls 30 sur 92 étaient présents – a fait pencher la balance. « Nous défendons depuis très longtemps la suppression de cette convention« , triomphe Marine Le Pen, persuadée d’avoir porté un coup décisif contre ce qu’elle appelle « une pompe aspirante pour l’immigration ».

Sauf que derrière les effets de manche et les slogans, se cache une réalité juridique que les champions de la fermeté migratoire semblent avoir totalement occultée.

Le piège juridique que personne n’avait vu venir

L’avertissement vient pourtant de leur propre camp. Charles Rodwell, député macroniste et auteur d’un rapport très critique sur l’accord de 1968, tire la sonnette d’alarme : « Le juge administratif pourrait décider de faire appliquer, par défaut, les accords d’Évian de 1962 » avec « le risque que cela provoque un déferlement migratoire« .

Car voici le paradoxe que les apprentis sorciers de l’immigration n’ont pas anticipé : les accords d’Évian du 18 mars 1962 énoncent clairement que « sauf décision de justice, tout Algérien muni d’une carte d’identité est libre de circuler entre l’Algérie et la France« . Une libre circulation totale, sans quota, sans condition d’emploi, sans limite.

Le juriste Hocine Zeghbib, spécialiste de la question, enfonce le clou : la dénonciation de l’accord de 1968 aurait pour conséquence de rétablir le statu quo ante, c’est-à-dire les droits issus des accords d’Évian, donc, en droit, la libre circulation des Algériens entre l’Algérie et la France.

1968 : le verrou qu’ils veulent faire sauter

L’ironie de l’histoire est savoureuse. L’accord de 1968, présenté aujourd’hui comme une faveur excessive faite aux Algériens, était en réalité un texte restrictif destiné à limiter l’immigration.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : l’accord fixe un contingent annuel révisable de 35 000 travailleurs, chacun devant, pour bénéficier d’un titre de séjour de 5 ans, trouver un emploi sous 9 mois. Comparez avec la libre circulation totale prévue par les accords d’Évian, et le « privilège » devient soudain une restriction.

L’historien Michel Pierre rappelle d’ailleurs que dès 1963, une politique de contingentement du nombre de travailleurs algériens se rendant en France est mise en place. L’accord de 1968 s’inscrit dans cette logique de contrôle, pas d’ouverture.

Les vraies victimes : 600 000 Algériens et des millions de binationaux

Pendant que les politiques jouent avec le feu, ce sont des centaines de milliers de personnes qui vivent dans l’angoisse. 613 923 certificats de résidence pour Algérien ont été délivrés en 2024. Derrière ce chiffre, des familles installées depuis des générations, des travailleurs, des étudiants, des entrepreneurs.

Et il ne faut pas oublier que 60% de la communauté algérienne en France sont des binationaux. Ces Franco-Algériens, citoyens français à part entière, se retrouvent stigmatisés par un débat qui les présente comme des étrangers indésirables alors que ce sont eux, notamment, qui font tourner le système de santé avec près de 8000 médecins algériens en France.

Le sénateur communiste Ian Brossat s’indigne : « On est en train de faire des Franco-Algériens les boucs émissaires de toutes les difficultés de la société française. Paris compte 65 000 personnes nées en Algérie. Nous vivons ensemble depuis des décennies. »

Le spectre d’Évian plane sur l’Élysée

Face à ce casse-tête juridique, le gouvernement marche sur des œufs. Le Premier ministre Sébastien Lecornu appelle à « renégocier » l’accord, tout en rappelant prudemment que « c’est le président de la République qui est garant des traités« .

Car le piège est parfait : l’accord de 1968 ne contient pas de clause de dénonciation. Il contient un article 12 créant une commission mixte franco-algérienne chargée de résoudre les difficultés. C’est sciemment que la clause de dénonciation n’a pas été incluse. Les négociateurs de l’époque avaient tout prévu. Sauf peut-être qu’un jour, des députés voteraient un texte sans en mesurer les conséquences juridiques.

Le 1er novembre, symbole d’une relation impossible

Le timing ne pouvait être plus mal choisi. Ce vendredi 1er novembre, l’Algérie a commémoré le 71e anniversaire du déclenchement de sa Révolution, avec un défilé militaire de grande envergure à Alger. Au moment où l’Algérie célèbre son indépendance, la France semble vouloir revenir sur les accords qui ont organisé la séparation, comme une vengeance pour punir ceux qui ont échappé à sa tutelle.

Dans ce contexte explosif, qui peut croire qu’une renégociation sereine soit possible ?

Pendant que le RN agite le spectre de « l’invasion algérienne« , les statistiques racontent une autre histoire. En 2023, les Marocains ont été les plus nombreux à obtenir un premier titre de séjour en France (36 845 contre 32 003 pour les Algériens).

L’historien Michel Pierre souligne que pendant que Paris entretient des rapports conflictuels avec Alger, d’autres pays comme l’Espagne et l’Italie cherchent à attirer les talents algériens. La France va perdre la bataille de l’influence au Maghreb par pure idéologie.

L’avertissement des juristes que personne n’écoute

Le professeur Thibaut Fleury Graff tempère : « Il n’est pas évident qu’en cas de dénonciation, l’on reviendrait nécessairement aux accords de 1962. » Mais il ajoute aussitôt que la confusion entre « libre circulation sur le territoire français et libre circulation entre la France et l’Algérie » rend la situation juridiquement explosive.

Cette incertitude devrait inciter à la prudence. Au lieu de cela, les députés ont voté un texte dont ils ne maîtrisent visiblement pas les implications.

L’histoire retiendra peut-être le 30 octobre 2025 comme le jour où la droite française a voté contre ses propres obsessions. Les accords de 1968, loin d’être le cadeau royal dénoncé par ses détracteurs, apparaissent aujourd’hui pour ce qu’ils sont : un compromis historique qui limite une libre circulation inscrite dans le marbre des accords d’Évian.

Pour les millions de personnes concernées, Algériens, Franco-Algériens, Français d’Algérie, cette pantalonnade politique a cependant des conséquences bien réelles. Elles sont les otages d’un débat où l’ignorance le dispute à la mauvaise foi.

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Ali Attar est un spécialiste reconnu de l'actualité du Maghreb. Ses analyses politiques, sa connaissance des réseaux, en font une référence de l'actualité de la région.
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