Kenya : deux morts lors de la veillée funèbre de Raila Odinga, la police accusée d’avoir provoqué la tragédie


Lecture 5 min.
Le Kényan Raila Amolo Odinga

La veillée funèbre en hommage à l’ancien Premier ministre kényan, Raila Odinga, décédé le 15 octobre en Inde, a tourné au drame. Deux personnes ont été tuées et plusieurs blessées à Nairobi, après que la police a ouvert le feu et lancé des gaz lacrymogènes sur la foule rassemblée autour de la dépouille du leader de l’opposition. Les circonstances de cette violence suscitent l’indignation et relancent le débat sur les méthodes des forces de l’ordre au Kenya.

Ce qui devait être un moment de recueillement s’est transformé en tragédie nationale. Ce jeudi 16 octobre 2025, alors que des milliers de Kényans étaient réunis à Nairobi pour rendre un dernier hommage à Raila Odinga, la police a ouvert le feu sur la foule, faisant au moins deux morts et plusieurs blessés.

Une police à la gâchette trop facile

La scène s’est déroulée aux abords du pavillon du stade Kasarani, où reposait la dépouille de l’ancien Premier ministre. Selon des témoins, la tension est montée lorsque plusieurs personnes ont tenté d’approcher le cercueil de celui que le pays surnommait affectueusement « Baba ». Les forces de l’ordre ont alors réagi par des tirs à balles réelles et des jets de gaz lacrymogènes, provoquant une bousculade mortelle. Des dizaines de personnes, paniquées, ont cherché à fuir les lieux, tandis que les responsables politiques présents étaient brièvement confinés pour des raisons de sécurité.

« Ce à quoi nous assistons est une parodie de démocratie. Les gens étaient pacifiques, ils voulaient seulement voir le mzee (vieil homme). C’est la police qui a semé le chaos », a dénoncé l’activiste Tom Wendo, témoin de la scène.

Des forces de l’ordre sous le feu des critiques

Les premières réactions dénoncent une brutalité policière disproportionnée. Les ONG locales, telles que Amnesty Kenya et la Kenya Human Rights Commission (KHRC), ont condamné ce qu’elles qualifient de « réponse inacceptable à une foule pacifique ». Selon la KHRC, « les forces de l’ordre ont encore une fois démontré leur incapacité à gérer les rassemblements publics sans violence ».

La police, de son côté, affirme avoir agi pour « prévenir une intrusion dangereuse » dans l’espace réservé à la famille et aux officiels. Mais les vidéos circulant sur les réseaux sociaux contredisent cette version : elles montrent des agents tirant à hauteur d’homme sur des civils non armés, dans un contexte de panique généralisée.

Ces violences s’inscrivent dans un long historique d’abus policiers au Kenya. Selon le Independent Policing Oversight Authority (IPOA), plus de 200 personnes ont été tuées par les forces de sécurité depuis 2022, souvent lors de manifestations ou d’opérations de maintien de l’ordre. Les enquêtes ouvertes débouchent rarement sur des condamnations, alimentant un sentiment d’impunité.

Un adieu dans une atmosphère tendue

La dépouille de Raila Odinga, décédé le 15 octobre à l’âge de 80 ans en Inde, était arrivée à l’aéroport de Nairobi dans la matinée. Une cérémonie d’accueil officielle, en présence de la famille et de hauts dirigeants, devait marquer le début d’une semaine de deuil national décrétée par le gouvernement. Mais dès l’aéroport, la situation s’est tendue lorsque des partisans ont exigé de voir le corps, retardant le cortège funéraire.

Ces incidents ont mis en lumière l’émotion populaire intense suscitée par la disparition du leader historique de l’opposition. Raila Odinga, figure emblématique de la démocratie kenyane, a profondément marqué la vie politique du pays pendant plus de cinq décennies, participant à cinq élections présidentielles (1997, 2007, 2013, 2017 et 2022) et occupant la fonction de Premier ministre, son plus haut poste de responsabilité politique. « Nous souffrons, cela nous fait tellement mal. Nous souffrons profondément », a déclaré une femme en pleurs, parmi la foule massée à l’entrée du stade.

Un climat politique fragile

Cette tragédie intervient alors que le Kenya est plongé dans une atmosphère de deuil et de tension politique. La disparition de Raila Odinga laisse un vide immense dans le paysage national. Opposant charismatique, il incarnait la résistance démocratique face au pouvoir central et avait rallié autour de lui plusieurs générations de militants.

Depuis l’annonce de sa mort, les mouvements citoyens et les partis d’opposition multiplient les appels au calme, tout en exigeant une enquête indépendante sur les circonstances des tirs. Le Président William Ruto, adversaire politique de longue date d’Odinga, a exprimé sa « profonde tristesse » et a promis que « toute la lumière serait faite sur ces événements ».

Mais pour beaucoup, cette promesse sonne creux : le fossé entre l’État et la population s’est encore élargi, nourri par la méfiance et le traumatisme collectif d’une journée qui devait être consacrée au souvenir d’un homme de paix.

Un symbole terni

Le contraste est saisissant : alors que sept jours de deuil national ont été décrétés et que la journée de vendredi a été déclarée fériée pour honorer Baba, le sang a coulé lors de sa veillée funèbre. Ce drame jette une ombre sur les obsèques nationales à venir et menace d’attiser de nouvelles tensions dans un pays où les clivages ethniques et politiques restent profonds.

Pour de nombreux Kenyans, cette violence représente une trahison de l’héritage de Raila Odinga, ardent défenseur de la démocratie et des libertés civiles. L’opinion publique réclame désormais justice pour les victimes et une réforme en profondeur des pratiques policières.

Avatar photo
Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
Facebook Linkedin
Newsletter Suivez Afrik.com sur Google News