Grâce royale ou jeu d’ombres ? Les zones grises de la justice antiterroriste au Maroc


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Le roi du Maroc, Mohammed VI
Le roi du Maroc, Mohammed VI

Depuis deux décennies, les autorités marocaines revendiquent haut et fort une fermeté implacable face au terrorisme. Les procès se succèdent, les condamnations tombent, les peines sont lourdes et la rhétorique sécuritaire martelée comme un dogme. Pourtant, un récent cas relance les soupçons et jette une ombre sur la transparence réelle du système judiciaire marocain : celui de ce ressortissant marocain arrêté en Espagne. Les autorités de Rabat jurent que l’individu n’a jamais bénéficié de grâce royale, contrairement aux informations publiées par le journal espagnol Gaceta.

Le démenti est catégorique : l’homme en question, condamné à six mois de prison ferme en 2017 pour apologie du terrorisme, incitation à commettre des actes terroristes et appartenance à une organisation terroriste, n’aurait jamais bénéficié de la Très Haute Grâce Royale. Les services pénitentiaires marocains affirment qu’il a purgé l’intégralité de sa peine entre mars et septembre 2017. Fin de l’histoire ? Pas si vite. Il est permis, voire nécessaire, de douter.

Une peine aussi dérisoire pour des accusations aussi graves

Car lorsqu’on confronte ce cas à d’autres dossiers similaires, plus récents, plus lourds, plus médiatisés, un malaise grandit. La justice marocaine ne s’embarrasse généralement pas de clémence quand il s’agit de terrorisme. Les condamnations à 3, 5, voire 15 ans d’emprisonnement sont monnaie courante, même dans des cas d’incitation virtuelle, comme l’a illustré l’affaire du youtubeur Hicham Jerando. Ce dernier, exilé au Canada, a été lourdement condamné par contumace à 15 ans de réclusion. Les charges ? Incitation au meurtre, constitution de bande terroriste, et appels publics à la violence.

Un verdict aussi spectaculaire que symbolique, alors même que l’homme n’est plus sur le territoire national. Le royaume, dans sa logique sécuritaire, semble ne rien laisser passer, même au-delà de ses frontières. Même une adolescente, membre de la famille de Jerando, a été inquiétée par la justice. Une sévérité qui contraste étrangement avec les six petits mois de détention infligés en 2017 à l’homme aujourd’hui au cœur de la controverse hispano-marocaine. Et c’est là que le bât blesse. Pourquoi cette clémence soudaine ? Pourquoi une peine aussi dérisoire pour des accusations aussi graves ?

Opacités qui entourent le système de grâce royale

Quand on sait que certains prévenus, pour de simples publications sur les réseaux sociaux jugées équivoques, écopent de plusieurs années de prison, cette affaire détonne. Même les dossiers traitant de « recrutement pour la Syrie » ou de « financement d’activités terroristes » débouchent systématiquement sur des peines de trois à cinq ans. Mais ici ? Six mois. Cela pousse à s’interroger : le détenu de 2017 aurait-il bénéficié d’un traitement de faveur ? Si ce n’est pas une grâce officielle, aurait-ce pu être une libération arrangée ? Une mesure discrète, rendue possible grâce aux nombreuses opacités qui entourent le système pénitentiaire marocain ? Le Maroc jure que non.

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Mais comment y croire quand la justice du royaume est régulièrement pointée du doigt pour son manque d’indépendance et ses pratiques arbitraires ? Le régime de Mohammed VI a construit, depuis son intronisation en 1999, un système de gouvernance qui repose largement sur le contrôle de l’information, l’usage stratégique des grâces royales, et une justice souvent instrumentalisée. Le Roi, tout-puissant chef de l’exécutif, dispose du pouvoir absolu d’accorder ou de refuser des grâces, sans justification à fournir ni recours possible. Un outil redoutable pour récompenser ou neutraliser, selon l’intérêt du moment. Ce pouvoir discrétionnaire, rarement encadré, nourrit inévitablement le doute.

Comment le Maroc esquive toute remise en cause

Or, dans cette affaire relayée par Gaceta, il est légitime de se demander si la négation officielle ne serait pas, tout simplement, un mensonge d’État. Car les précédents existent. On se souvient encore du tollé provoqué en 2013 lorsque le roi avait accordé une grâce à un pédophile espagnol condamné à 30 ans de prison, déclenchant une vague d’indignation populaire sans précédent. Le régime avait dû faire marche arrière, non sans difficulté, sous la pression de la rue. Depuis, les annonces de grâce du roi sont plus prudentes, mais les pratiques, elles, demeurent opaques.

La tentative actuelle de nier en bloc les révélations espagnoles, tout en taxant la presse ibérique de vouloir nuire aux relations bilatérales, est un classique de la communication marocaine. L’État joue systématiquement la carte du complot étranger, de la cabale médiatique, pour esquiver toute remise en cause. Cette stratégie, usée jusqu’à la corde, vise à disqualifier la critique plutôt qu’à y répondre. Mais si la presse espagnole se trompe, pourquoi ne pas publier la liste complète des grâces octroyées en 2019 ? Pourquoi ne pas ouvrir les archives judiciaires de l’affaire ? Pourquoi ne pas rendre public l’ensemble du dossier pénal de l’individu en question ?

Condamner juste, surtout, condamner clair

Le Maroc a les moyens de faire taire les rumeurs. Il ne le fait pas. Et c’est ce silence, justement, qui parle le plus fort. Au fond, cette affaire en dit long sur l’état de droit au Maroc. Elle montre combien la justice peut être instrumentalisée, combien les peines peuvent varier sans raison apparente, combien l’arbitraire prévaut souvent sur la rigueur. Si le pouvoir veut vraiment être crédible dans sa lutte contre le terrorisme, il doit commencer par la transparence. Il doit expliquer pourquoi certains reçoivent 15 ans pour des vidéos, pendant que d’autres sortent après six mois pour des accusations similaires, voire plus graves.

Et il doit prouver que la grâce royale, censée incarner la clémence souveraine, ne devient pas un outil de favoritisme ou d’opportunisme politique. Tant que ces zones d’ombre subsisteront, tant que les autorités continueront à réagir avec mépris aux critiques venues de l’extérieur, tant que la justice restera soumise à la volonté du Palais, le Maroc ne pourra pas se targuer d’être un État de droit véritable. Et dans cette affaire comme dans tant d’autres, le silence du roi Mohammed VI, toujours prompt à se draper dans son autorité morale, résonne comme un aveu. Il ne suffit pas de condamner fort. Il faut condamner juste. Et surtout, condamner clair.

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Je suis passionné de l’actualité autour des pays d’Afrique du Nord ainsi que leurs relations avec des États de l’Union Européenne.
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