
Le 25 juin 2025, les rues de Nairobi, Mombasa, Kisumu et Machakos ont une fois de plus résonné des cris d’indignation, de chants en mémoire des morts, et du fracas sourd des tirs et des grenades lacrymogènes. Ce qui devait être une journée de recueillement en hommage aux victimes du soulèvement du 25 juin 2024 s’est transformé, une nouvelle fois, en un bain de sang. La commémoration du mouvement #OccupyParliament, violemment réprimé un an plus tôt, a ravivé les blessures d’une jeunesse kényane en quête de justice, de dignité et d’un avenir.
Ce nouvel épisode de violences policières n’est pas un accident. Il s’inscrit dans une continuité inquiétante de répression étatique, incarnée aussi bien par l’ancien Président Uhuru Kenyatta que par son successeur William Ruto. Changement de visage au sommet de l’État, mais maintien de la brutalité comme mode de gouvernement. De l’ère Kenyatta à celle de Ruto, le langage de la matraque semble être resté la principale réponse à la contestation sociale.
Une violence institutionnalisée
L’héritage répressif d’Uhuru Kenyatta ne s’est jamais dissipé. Durant ses deux mandats (2013–2022), le recours à la force excessive a été la norme face aux mobilisations populaires. Lors des élections de 2017, les manifestations de l’opposition furent violemment dispersées, causant la mort d’au moins 92 personnes selon Human Rights Watch. L’appareil policier, renforcé sous Kenyatta, a été instrumentalisé pour museler toute voix dissidente. Sous prétexte de maintenir l’ordre, le régime a systématiquement confondu maintien de l’État et écrasement du peuple.
William Ruto, élu en 2022 sur la promesse de restaurer l’espoir des laissés-pour-compte, s’inscrivait pourtant en rupture. Fils du peuple, « hustler » autoproclamé, il incarnait pour beaucoup l’espoir d’un changement de cap. Mais dès ses premiers mois au pouvoir, sa politique s’est révélée être le prolongement brutal du passé : augmentation des taxes, déconnexion totale du pouvoir face à la précarité, et surtout, un usage implacable de la force face à toute résistance.
Une jeunesse kényane sacrifiée
Le 25 juin 2024 a marqué une nouvelle étape. Ce jour-là, la jeunesse kényane avait pris d’assaut le Parlement pour dénoncer une loi de finances jugée injuste et inégalitaire. La réponse de l’État fut implacable : plus de 60 morts, des dizaines de disparus, et des centaines de blessés. Un an plus tard, aucune inculpation, aucune enquête indépendante, aucune justice. Au contraire, les événements du 25 juin 2025 montrent une volonté manifeste de persister dans la répression.
La colère qui s’exprime dans les rues kényanes est avant tout celle d’une génération brisée. Diplômée, connectée, créative, mais sans perspectives. Le chômage des jeunes atteint des sommets, et l’État répond à cette désespérance par la violence. Le drame d’Albert Ojwang, ce blogueur de 31 ans retrouvé mort en cellule après avoir critiqué un haut responsable de la police, en est un symbole. Son corps portait les stigmates de la torture. Et pourtant, le gouvernement a tenté d’étouffer l’affaire, parlant d’un prétendu suicide. Une nouvelle gifle à ceux qui espéraient un État de droit.
Ruto, ou la désillusion d’une génération
Les artistes, eux, ont pris le relais de la parole politique. L’album 25 juin, fruit d’une collaboration entre jeunes musiciens, exprime une douleur collective et une volonté farouche de ne pas oublier. Dans une société où les institutions se taisent, ce sont les chansons, les poèmes et les hashtags qui portent la mémoire et la révolte.
William Ruto paie, aujourd’hui, le prix de ses promesses trahies. Élu pour rompre avec l’élitisme de Kenyatta, il a, en réalité, poursuivi une même logique : gouverner contre le peuple, pour les puissants. Sa politique budgétaire 2024-2025, pourtant corrigée sous la pression populaire, reste inadaptée à la réalité de millions de Kényans. Loin d’apaiser les tensions, son soutien explicite aux forces de sécurité a été perçu comme un permis de tuer. Un affront à ceux qui demandent simplement justice.
Une mémoire qui résiste
Nul doute, au Kenya, l’impunité policière reste la norme. Malgré les preuves accablantes, dont un documentaire de la BBC identifiant plusieurs policiers responsables des exactions de 2024, aucune procédure judiciaire n’a été lancée. Ernest Cornel, de la Commission kényane des droits humains, l’a rappelé avec force : l’État kényan envoie le message que certains sont intouchables. Dans un pays où la police tue, torture et ment sans conséquence, comment demander aux jeunes de respecter les institutions ?
Mais la mémoire des morts n’a pas été ensevelie. Elle vit dans les slogans, les rassemblements, les fresques murales et les chants de rue. Le 25 juin est désormais une date fondatrice, un moment-charnière dans l’histoire sociale du Kenya. Comme le souligne Angel Mbuthia, militante du Parti du Jubilé, « les jeunes célèbrent ceux qui leur ressemblent, ceux qui sont morts debout ». Cette mémoire est à la fois un outil de résistance et une menace pour le pouvoir. D’où la volonté du régime Ruto de contrôler, manipuler, voire effacer le récit collectif.
Une répression transpartisane
D’où aussi l’inquiétude de certains analystes, tel Javas Bigambo, face au risque d’instrumentalisation. Mais comment demander la « solennité » à une jeunesse qui voit ses amis tués, ses leaders emprisonnés, et ses espoirs broyés ? Le plus alarmant, c’est la permanence de la répression, au-delà des affiliations politiques. Kenyatta et Ruto, que tout semblait opposer sur le plan électoral, ont en réalité partagé une même vision de l’ordre : un ordre autoritaire, vertical, où la contestation est perçue comme une menace existentielle.
Les victimes de 2024 et 2025 sont les mêmes : jeunes, pauvres, souvent sans défense, mais porteurs d’une parole politique puissante. Le Kenya traverse aujourd’hui une crise de légitimité. Le divorce entre le peuple et l’État est consommé. La jeunesse, qui aurait dû être le moteur de l’avenir, est traitée comme un danger à neutraliser. En refusant d’écouter, en choisissant la matraque plutôt que le dialogue, les dirigeants kényans nourrissent une spirale de violence qui menace les fondements mêmes de la démocratie.
Et maintenant ?
La question demeure : à quand la justice pour les morts du 25 juin ? À quand une réforme structurelle des forces de sécurité ? À quand un leadership qui écoute plutôt que de frapper ? Tant que les responsables resteront impunis, tant que la vérité sera étouffée, tant que la jeunesse sera matraquée pour avoir rêvé d’un avenir meilleur, les 25 juin se répéteront. Et le sang continuera de couler dans les rues du Kenya.