
En ce mois d’octobre 2025, alors que près de un million de Sud-Soudanais pataugent dans les eaux boueuses qui ont englouti leurs maisons, une autre catastrophe, moins visible mais tout aussi dévastatrice, continue de ravager le pays : le pillage systématique de ses richesses pétrolières. Dans l’État d’Unity, submergé à 70%, les familles déplacées se réfugient sur des îlots de terre ferme, tandis qu’à Juba, la capitale, les élites politiques continuent de détourner les milliards qui auraient pu construire des digues, des hôpitaux et des routes.
Les eaux montent, les coffres se vident
Le contraste est saisissant. D’un côté, le Soudan du Sud dispose de réserves pétrolières considérables, héritées lors de son indépendance en 2011. De l’autre, 92% de sa population devrait vivre sous le seuil de pauvreté en 2025, selon les projections de la Banque mondiale. Comment un pays qui a généré plus de 20 milliards de dollars de revenus pétroliers depuis 2005 peut-il être incapable de protéger ses citoyens contre des inondations pourtant prévisibles et récurrentes ?
Dans un rapport accablant publié en septembre 2025, les Nations Unies révèlent l’ampleur du désastre : plus de 2,2 milliards de dollars détournés entre 2021 et 2024 dans le cadre du programme « Pétrole contre routes » (Oil for Roads). Un programme censé financer la construction d’infrastructures vitales, mais dont 90% des projets n’ont jamais vu le jour. Les routes promises se sont transformées en mirages, laissant les communautés rurales isolées et vulnérables face aux catastrophes naturelles.
Benjamin Bol Mel : le symbole d’un système corrompu
Au cœur de ce scandale, un homme incarne le cynisme des élites : Benjamin Bol Mel, nommé vice-président en février 2025. Ses entreprises, chargées de construire ces fameuses routes financées par le pétrole, n’ont livré qu’une infime partie des infrastructures promises. Pendant ce temps, les États de Jonglei, du Haut-Nil et d’Unity disparaissent sous les eaux, faute de digues et de systèmes de drainage adéquats.
Entre juillet 2020 et juin 2024, le ministère des Affaires présidentielles a dépassé son allocation budgétaire de 584%, engloutissant 557 millions de dollars. Dans le même temps, le ministère de la Santé n’a reçu que 19% de son budget prévu (29 millions de dollars), celui de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire seulement 7% (11 millions de dollars), et le ministère du Genre et de la Protection sociale, un dérisoire 3,7 millions de dollars sur quatre ans.
Cette répartition grotesque des ressources publiques explique pourquoi, aujourd’hui, les hôpitaux submergés ne peuvent soigner les victimes du choléra, pourquoi 1,65 million d’enfants souffrent de malnutrition, et pourquoi les agriculteurs voient leurs récoltes disparaître sous les eaux sans aucun système d’alerte ni plan d’évacuation.
Seule une fraction infime des revenus pétroliers retourne dans les caisses de l’État. Le reste disparaît dans les poches d’une élite kleptocrate qui a fait du Soudan du Sud le pays le plus corrompu au monde selon Transparency International (177e sur 180 en 2024).
Les inondations : révélateur d’une faillite systémique
Les inondations actuelles sont le miroir grossissant d’un État fantôme, incapable de remplir ses fonctions les plus élémentaires. Quand 287 300 personnes sont déplacées par les eaux, quand le paludisme explose faute d’assainissement, quand les enfants meurent de maladies évitables, ce n’est pas la faute du ciel. C’est le résultat direct du détournement systématique des ressources qui auraient dû financer la résilience et le développement.
Le Haut-Commissariat pour les réfugiés n’a reçu qu’un tiers des 300 millions de dollars nécessaires pour gérer la crise. Le Programme alimentaire mondial tire la sonnette d’alarme : ses réserves sont vides et il lui faut 404 millions de dollars pour terminer l’année 2025. Pendant ce temps, les fonctionnaires n’ont pas été payés depuis neuf mois, les militaires non plus, créant un cocktail explosif qui pourrait bien faire imploser ce qui reste de l’État.
Le Soudan du Sud, plus jeune nation du monde née en 2011 dans l’espoir et la liesse, se noie aujourd’hui dans ses propres contradictions. Riche en pétrole mais misérable, indépendant mais dépendant, souverain mais pillé de l’intérieur. Les inondations de 2025 ne sont que la partie visible d’un naufrage annoncé, celui d’un État qui a trahi les espoirs de son peuple pour enrichir une caste de prédateurs sans scrupules.
Il est temps que la communauté internationale, au-delà de l’aide d’urgence, exige des comptes. Car chaque dollar détourné, c’est une digue qui ne sera pas construite, un enfant qui ne sera pas soigné, une famille qui restera vulnérable face aux prochaines inondations.
Sources : Rapports ONU septembre 2025, Commission des droits de l’homme du Soudan du Sud, Banque mondiale, FMI, OCHA, HCR, PAM, Transparency International




