Soudan du Sud : comment EuroAmerica Energy a capturé la rente pétrolière nationale


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Détournement pétrole Soudan du Sud
Détournement pétrole Soudan du Sud

Derrière la crise provoquée par l’embargo des Émirats arabes unis sur Port-Soudan, se cache une vérité plus profonde : la mainmise d’un réseau opaque sur le pétrole sud-soudanais. À la faveur du chaos, un trader inconnu, EuroAmerica Energy, et son patron Idris Taha, ont pris le contrôle des exportations, avec la bénédiction du vice-président Benjamin Bol Mel et du ministère du Pétrole. Résultat : des milliards détournés, une monnaie effondrée, et un peuple au bord de la famine.

En août 2025, les Émirats arabes unis ont interdit toute interaction maritime avec Port-Soudan, au Nord. Pour le Soudan du Sud, qui exporte 58 % de son pétrole par ce terminal, c’est un séisme. Mais cet embargo révèle surtout une vérité cachée : le système pétrolier sud-soudanais était déjà en état de faillite avancée.

Un rapport de l’ONU du 16 septembre 2025 documente cette réalité : depuis l’indépendance en 2011, le pays aurait généré 23 milliards de dollars de revenus pétroliers. Pourtant, en 2022-2023, seulement 36 % de ces revenus parvenaient au budget national. Le reste disparaissait dans des « projets spéciaux » opaques et des remboursements de dettes douteuses.

L’ascension mystérieuse d’EuroAmerica Energy

« Un négociant peu connu, EuroAmerica Energy, dirigé par Idris Taha, a soudainement pris le contrôle de la plupart des exportations de brut du Soudan du Sud« , notait un post Facebook viral à Juba en septembre 2025. Cette société aurait supplanté les géants Glencore, Vitol et Trafigura pour devenir l’acheteur quasi exclusif du pétrole national, un scénario jugé inconcevable il y a encore deux ans.

Contrairement aux pratiques du secteur, EuroAmerica n’utiliserait pas de système de préfinancement. Les paiements arriveraient tardivement ou disparaîtraient parfois purement et simplement des comptes publics. Les grands traders eux ont déjà fui, découragés par la corruption endémique.

Le Média African Energy rapporte dans un article du 12 octobre : « Le chaos de la gestion pétrolière est tel que les négociants internationaux ont porté l’affaire devant un arbitrage pour non-livraison des cargaisons payées. »

La connexion BGN : un système de blanchiment sophistiqué

Des sources proches du dossier révèlent qu’EuroAmerica Energy ne serait qu’un maillon dans une chaîne plus complexe impliquant BGN, le géant turc du trading pétrolier dirigée par Rüya Bayegan, femme d’affaires turco-serbe qui a « fait irruption » dans le monde fermé du trading pétrolier depuis Dubaï, après la chute de Kadhafi. BGN utiliserait EuroAmerica comme intermédiaire pour masquer l’origine des fonds versés pour le pétrole sud-soudanais. Cette architecture permettrait aux banques internationales travaillant avec BGN de ne pas poser de questions sur des paiements qui contournent les canaux officiels de la Banque centrale de Juba.

Le schéma fonctionne ainsi : BGN achète le pétrole via EuroAmerica, qui verse les fonds sur des comptes privés à Dubaï ou en Suisse, contournant totalement le système bancaire sud-soudanais. BGN peut ensuite présenter à ses banquiers des factures d’EuroAmerica, société apparemment légitime, sans révéler que les paiements n’atteignent jamais les caisses de l’État.

Cette méthode, déjà éprouvée en Libye où BGN contrôle désormais 30% des importations de produits raffinés et étend rapidement son emprise vers une position quasi-hégémonique selon le Financial Times et Africa Intelligence, permet de blanchir des milliards tout en maintenant une façade de respectabilité pour les institutions financières internationales. L’entreprise, qui a commencé avec quelques cargaisons en 2021, vise maintenant les droits de production et consolide méthodiquement sa mainmise sur l’ensemble du secteur pétrolier libyen.

En pratique, les revenus pétroliers initialement destinés au Trésor public seraient désormais captés par BGN à travers ce circuit parallèle, réduisant d’autant les recettes officielles de l’État sud-soudanais.

Le système Bol Mel

Au cœur du scandale : Benjamin Bol Mel, nommé vice-président en février 2025. Une motion parlementaire d’août 2025 l’accuse d’avoir « usurpé les pouvoirs des institutions nationales » et favorisé EuroAmerica Energy. Le document affirme : « Cette situation est responsable du manque de devises à la Banque centrale, car les revenus pétroliers ne parviennent plus à la Banque centrale. »

L’ascension de Bol Mel est indissociable du plus grand scandale de détournement de l’histoire récente du Soudan du Sud : le programme « Oil for Roads » (Pétrole contre routes). Le rapport de l’ONU est dévastateur : 2,2 milliards de dollars ont été alloués à ce programme censé construire des infrastructures. Mais « environ 1,7 milliard de dollars de contrats ont été attribués à des entreprises liées au vice-président Bol Mel pour des travaux de construction de routes qui n’ont jamais été réalisés« , révèle le document onusien de 101 pages. Ses sociétés, ARC Resources, Winners Construction, auraient reçu ces sommes colossales pour construire des routes qui n’existent pas. Entre juillet 2021 et juin 2024, « les recettes pétrolières affectées à Oil for Roads ont représenté 60 % du total des fonds versés aux ministères« , calcule l’ONU. Après les dommages à l’oléoduc Dar Blend (aussi appelé pipeline Petrodar) en février 2024, qui transporte le pétrole du Soudan du Sud vers Port-Soudan, « le gouvernement a affecté l’intégralité des droits pétroliers restants à ce programme. »

Benjamin Bol Mel est sous sanction américaine depuis 2017 pour corruption et détournement de fonds publics liés au programme « Oil for Roads ». Ce mécanisme, destiné à la construction d’autoroutes, ayant servi à canaliser massivement l’argent du pétrole vers des sociétés liées à Bol Mel, aggravant la crise de gouvernance du pays.

Les comptes parallèles

Derrière EuroAmerica Energy, Deng Lual Wol, sous-secrétaire au ministère du Pétrole, contrôlerait l’attribution des cargaisons. « Les cargaisons sont revendues à des intermédiaires qui encaissent à Dubaï, Nairobi ou Kampala, sans que la Banque centrale ne voie jamais l’argent« , témoigne un ancien consultant de Nilepet, la compagnie pétrolière nationale du Soudan du Sud. Ces flux financiers échappent à tout contrôle public, créant un État dans l’État au sein du ministère du Pétrole.

La motion parlementaire évoque « un nombre considérable de virements non reflétés dans les comptes de Nilepet », estimés à plusieurs centaines de millions de dollars, versés sur des « comptes privés spéciaux » liés à la vice-présidence.

Les condamnations internationales

Les institutions financières étrangères perdent patience : le système s’effondre sous les jugements internationaux. En février 2024, le CIRDI a ordonné à Juba de rembourser plus d’un milliard de dollars à Qatar National Bank. En mai 2025, la Haute Cour de Londres a condamné le pays à verser 657 millions à Afrexim Bank, plus 13,5 % d’intérêts.
Résultat : le Soudan du Sud vend son brut avec une décote de 10,70 dollars par baril, contre 4 dollars en 2023. Entre 2022 et 2024, ces décotes auraient coûté 390 millions de dollars.

« Le pays joue sa signature financière sur les marchés internationaux. C’est une faillite d’État qui s’annonce« , prévient un analyste cité par African Energy.

Pendant que les élites détournent, le peuple souffre. L’embargo coûte 80 millions de dollars mensuels selon l’ONU. Mais avant même cela, les revenus ne parvenaient pas à la population. Le budget santé représente 0,7 % des dépenses publiques au lieu des 2,5 % prévus. L’éducation n’atteint que 1,5 % au lieu des 10 % légaux.

Le rapport onusien révèle : « 10 % des enfants meurent avant cinq ans, 75 % de décès évitables. » 7,7 millions de Sud-Soudanais, plus de la moitié de la population, font face à l’insécurité alimentaire aiguë. « La corruption tue des Sud-Soudanais », conclut la Commission de l’ONU.

Le paradoxe émirati

Ironiquement, pendant que l’embargo étrangle l’économie, Bol Mel multiplie les voyages aux Émirats. En juillet 2025, il accompagne le président Salva Kiir à Abou Dhabi et « signe plusieurs accords économiques« , rapporte Ahmed Soliman de Chatham House. « Il existe une harmonisation des relations avec les EAU, malgré l’embargo qui impacte les Sud-Soudanais« , note le chercheur.

Cette proximité n’est pas l’apanage de Bol Mel. Deng Lual Wol, le sous-secrétaire au Pétrole qui contrôle l’attribution des cargaisons, aurait effectué une vingtaine de voyages à Dubaï cette année selon des sources au ministère. Il passerait désormais plus de temps dans les hôtels de luxe émiratis que dans les bureaux de son ministère à Juba, coordonnant depuis les suites du Burj Al Arab ou de l’Atlantis les transactions pétrolières qui privent le Soudan du Sud de ses revenus vitaux. Ces séjours prolongés facilitent les rencontres discrètes avec les représentants de BGN et d’EuroAmerica, loin des regards de Juba.

Cette proximité illustre un paradoxe : alors que les Émirats bloquent les exportations à Port-Soudan, leurs circuits financiers continuent d’accueillir les fonds détournés du pétrole sud-soudanais, et leurs hôtels servent de quartiers généraux officieux aux architectes du pillage.

« L’État a externalisé sa propre corruption« , résume un économiste de Juba. Les fonctionnaires ne sont pas payés depuis un an, la livre sud-soudanaise s’est effondrée de 181 % en juillet 2024, et les raffineries de Fujairah, dépendantes du brut sud-soudanais, ferment les unes après les autres.

Sans changement radical, le Soudan du Sud pourrait être déclaré insolvable dès 2026. Pour un pays où « l’État a externalisé ses obligations aux donateurs étrangers », selon l’ONU, ce serait le coup de grâce.

Pendant que Bol Mel négocie à Abou Dhabi et que Deng Lual Wol coordonne depuis les palaces de Dubaï, 7,7 millions de Sud-Soudanais attendent toujours que leur pétrole serve à nourrir des enfants plutôt qu’à enrichir une élite prédatrice.

Idriss K. Sow Illustration d'après photo
Journaliste-essayiste mauritano-guinéen, il parcourt depuis une décennie les capitales et les villages d’Afrique pour chroniquer, en français, les réalités politiques, culturelles et sociales de l'Afrique
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