Soudan du Sud : au cœur de l’opacité du ministère du Pétrole


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Pendant que 7,7 millions de Sud-Soudanais souffrent de la faim, des milliards de dollars de revenus pétroliers disparaissent dans un système que plus personne ne contrôle. Plus personne, sauf peut-être Deng Lual Wol, le tout puissant sous-secrétaire du ministère du Pétrole qui s’affirme comme la personnalité incontournable du trading pétrolier au Soudan du Sud.

Dernièrement, plus de 25 cargaisons pétrolières représentant des centaines de millions de dollars se sont évaporées dans un brouillard financier. Le ministère des Finances n’a plus accès aux informations sur les exportations. La Banque centrale ignore combien d’argent entre réellement dans les caisses. Et au Soudan du Sud, un pays où le pétrole génère 85 à 90% des revenus, plus personne ne semble contrôler le secteur le plus stratégique de l’économie. « Jamais dans la jeune histoire du pays le ministère du Pétrole n’a été aussi puissant et capable de s’affranchir de toute gouvernance, supervision ou autorité« , confie un haut fonctionnaire sous anonymat.

Un rapport accablant de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, publié en septembre 2025, documente pour la première fois l’ampleur du système de prédation installé au cœur de l’appareil d’État : 23 milliards de dollars de revenus pétroliers depuis 2011, auxquels s’ajoutent 2,2 milliards de prêts adossés au pétrole. Au total : 25,2 milliards de dollars dont l’utilisation « reste presque entièrement opaque. »

Un ministère devenu État dans l’État

Le constat est brutal : le ministère du Pétrole fonctionne désormais comme une entité autonome, imperméable à tout contrôle. Depuis plusieurs mois, le ministère des Finances travaille à l’aveugle. Ses fonctionnaires ne savent plus combien de barils sont exportés, à quel prix, ni à qui. Le ministère du Pétrole a même cessé de publier ses rapports annuels après mai 2021. Un blackout informationnel total.

La Banque centrale n’est pas mieux lotie. Elle ne reçoit plus les revenus qui devraient alimenter ses réserves. « Cette situation est responsable du manque de devises à la Banque centrale« , révèle un document parlementaire. Résultat : la livre sud-soudanaise s’est effondrée.

« L’absence de transparence dans la collecte, la gestion et l’allocation des revenus gouvernementaux a facilité le détournement systématique de montants significatifs de la richesse nationale par une élite restreinte« , écrit la Commission onusienne dans son rapport de 101 pages. Une élite restreinte mais qui serait dans les mains de Deng Lual Wol. A son poste, le sous-secrétaire du ministère du Pétrole est celui qui contrôle tout, le seul qui sait ce qui se passe, qui choisit les traders et sait où vont les revenus des ventes.

Des traders fantômes remplacent les géants

Les grandes compagnies internationales, Glencore, Vitol, Trafigura, ont progressivement disparu du paysage sud-soudanais. « Les plus grands traders ne souhaitent plus travailler avec le pays. Les risques sont trop élevés, les pratiques trop opaques« , confirme un analyste basé à Nairobi.

À leur place : des opérateurs inconnus, sans expérience dans le négoce pétrolier. Certains n’utilisent même pas les systèmes de prépaiement standard. « C’est un signal d’alarme majeur« , explique un expert. « Soit ces entreprises ont des ressources mystérieuses, soit il y a des arrangements off-market non déclarés. »

Parmi eux : EuroAmerican Energy, dirigée par Idris Taha, un homme d’affaires soudanais. En quelques mois, cette société peu connue a pris le contrôle d’une part significative des exportations. « Contrairement aux traders mondiaux, elle n’utilise même pas de systèmes de prépaiement. Où va l’argent ? Cela reste flou« , s’interroge un post viral sur les réseaux sociaux qui dénonce Deng Lual Wol et Benjamin Bol Mel.

Le rapport de l’ONU note : « Les appels d’offres, quand il y en a, sont truqués et les cargaisons finissent entre les mains de traders ‘amis’ (…) au pire actifs dans le négoce avec des pays sous embargo ou sanctions. »

Le Soudan du Sud ne paie même plus les frais de transit du pipeline au Nord-Soudan. Plus de 509 millions de dollars d’impayés se sont accumulés, créant des tensions géopolitiques dangereuses.

Le dernier garde-fou éliminé

Il y a quelques mois encore, un homme incarnait le dernier rempart : le général Manassa Machar Bol. Pendant des années, cette figure redoutée a veillé à une gestion rigoureuse du secteur pétrolier. « Les ministres et sous-secrétaires défilaient, le général restait« , se souvient un ancien du ministère. Même les plus puissants ne pouvaient l’écarter.

Jusqu’à récemment. Après des mois de tractations, le militaire a été renvoyé dans sa caserne. Le ministère du Pétrole échappe désormais même au contrôle de l’armée,  traditionnellement le dernier rempart anti-corruption au Soudan du Sud.

Le coût humain de l’opacité

Pendant que les milliards disparaissent, le peuple souffre. Les chiffres sont glaçants : 7,7 millions de personnes en insécurité alimentaire aiguë, 2,3 millions d’enfants malnutris, 92% de la population dans la pauvreté. Le pays est classé 192e sur 193 à l’indice de développement humain.

Dans de nombreux secteurs, les fonctionnaires ne sont plus payés depuis plus d’un an. Les soldats attendent leur solde dans les casernes. « Combien de temps l’armée restera-t-elle tranquille ? » s’interroge un député.

Le budget santé alloué à 2,5% du budget national n’a reçu que 0,7% en 2023-2024. L’éducation, censée recevoir 10% par la loi, n’a reçu que 1,5%. Pendant ce temps, « plus d’argent a été alloué à l’Unité médicale présidentielle qu’à l’ensemble du système de santé publique » en 2022-2023, note le rapport onusien.

L’opacité pétrolière s’inscrit dans un système plus large. Le programme « Oil for Roads » a englouti 2,2 milliards de dollars depuis 2020. Résultat ? Moins de 5% des routes contractées ont été achevées selon les normes. « 1,7 milliard est non comptabilisé« , calcule la Commission. « Ces sommes restent disponibles pour les élites comme un fonds hors budget. » Les institutions de contrôle ? Muselées. La Commission anti-corruption a été expulsée de ses bureaux pour non-paiement du loyer. Son budget : 0,01% des dépenses nationales. La Chambre d’audit : 0,09%.

Un État capturé

« Le Soudan du Sud a été capturé par une élite prédatrice qui a institutionnalisé le pillage systématique de la richesse nationale« , conclut le rapport de l’ONU. « Pendant qu’un petit groupe s’enrichit, l’État a abdiqué ses responsabilités envers sa population. »

Le silence du ministère du Pétrole et des institutions sud-soudanaises sur l’utilisation des fonds confirme le diagnostic onusien : « À moins qu’il n’aborde la corruption de manière significative, le gouvernement ne sera pas en mesure de répondre aux besoins les plus essentiels de la population. »

Sur les réseaux sociaux, la colère monte. Les messages disent en substance que le pétrole du Soudan du Sud devrait nourrir le peuple, pas financer des arrangements privés. Et celui qui a la charge des hydrocarbures, Deng Lual Wol apparaît aujourd’hui comme ayant davantage de responsabilité sur cette situation que le Président lui-même.

« La corruption tue des Sud-Soudanais« , résume un député. « Chaque dollar détourné est un enfant qui meurt de faim, une femme qui meurt en couches, un étudiant privé d’éducation. » Quatorze ans après l’indépendance, le pays a de nouveau tout à construire. Il en a les moyens, mais il faut que le gouvernement reprenne la main sur ses ressources.

Idriss K. Sow Illustration d'après photo
Journaliste-essayiste mauritano-guinéen, il parcourt depuis une décennie les capitales et les villages d’Afrique pour chroniquer, en français, les réalités politiques, culturelles et sociales de l'Afrique
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