Le scandale des avances pétrolières au Soudan du Sud : un pays affamé face à un système verrouillé


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Pétrole et famine au Soudan du Sud
Pétrole et famine au Soudan du Sud

En réinvestissant Dr Chol Thon Abel au poste de secrétaire général du ministère du Pétrole, le président Salva Kiir replace au cœur de l’appareil d’État l’homme accusé d’avoir divulgué les lettres réclamant 2,5 milliards de dollars d’avances pétrolières. Tandis que les documents pointent clairement la responsabilité du signataire, Deng Lual Wol, le scandale révèle un système de détournement au moment même où la communauté internationale alerte sur la faim, l’effondrement de la santé et la misère de millions de Sud-Soudanais.

Un scandale pétrolier plus gros que le budget de l’État

Au cœur de l’affaire, deux lettres datées de fin octobre 2025 : la première adressée à ONGC Nile Ganga B.V., la seconde à CNPC/CNODC. Toutes deux demandent des avances colossales ! 1 milliard de dollars pour l’une, 1,5 milliard pour l’autre, gagées sur le pétrole futur du Sud-Soudan. Elles sont signées par le sous secretaire du ministère du Pétrole, Deng Lual Wol.

Ce montant de 2,5 milliards de dollars dépasse le budget annuel de l’État sud-soudanais, déjà plombé par une dette pétrolière estimée à 3,7 milliards de dollars. Le pays doit encore rembourser des prêts négociés, notamment auprès d’Afreximbank, et fait face à des litiges avec des négociants sur des cargaisons non livrées.

Face à la fuite des lettres, le ministère du Pétrole a admis publiquement l’existence de ces demandes d’avances, tout en insistant sur leur caractère « préliminaire » et en assurant qu’aucun fonds n’avait encore été versé. Dans le même souffle, il a dénoncé un « scandale fabriqué » et tenté de déplacer la responsabilité vers celui qui a divulgué les documents pour révéler et empécher le scandale.

Chol Thon Abel, bouc émissaire… et repêché par Kiir

La cible de cette campagne est clairement désignée : Dr Chol Thon Abel, alors tout juste nommé au ministère du Pétrole, est accusé par son propre ministère d’avoir « illégalement » transmis des documents confidentiels à la presse et aux réseaux sociaux pour « nuire à l’image » de l’institution. Le schéma est classique :

  • d’un côté, un cadre technique qui choisit de sortir au grand jour des lettres engageant l’or noir du pays pour plusieurs années ;
  • de l’autre, un appareil politico-économique qui cherche à criminaliser la fuite plutôt que d’expliquer pourquoi un prêt gagé sur le pétrole, plus gros que le budget national, est négocié dans l’ombre.

Sauf que cette fois, l’histoire a pris un tournant inattendu. Après l’avoir limogé en urgence, le président Salva Kiir a finalement réinvesti Chol Thon Abel exactement au même poste de numéro 2 du ministère du Pétrole, quelques jours plus tard, remplaçant de nouveau Deng Lual Wol.

Le scandale de trop

Il faut dire que cette nouvelle tentative de préfinancement s’ajoute au scandale des 700 millions d’euros de recettes pétrolières disparues, qui illustre la permanence d’un système où l’or noir sert avant tout à alimenter des circuits parallèles du régime plutôt qu’à financer les services publics.

Dans la rue, sur les réseaux sud-soudanais et les cercles diplomatiques, c’est bien Chol qui apparaît comme le lanceur d’alerte, celui qui a exposé un montage opaque, potentiellement bâti au profit d’un petit réseau politico-économique déjà éclaboussé par d’autres affaires. Des pages locales le présentent même comme un « futur président » tant son geste est perçu comme un acte de courage face à un système verrouillé.

La réintégration de Chol peut se lire comme un message : malgré la rhétorique officielle qui le menace de poursuites, il est devenu politiquement coûteux, y compris vis-à-vis de la communauté internationale, de sacrifier le seul acteur qui a levé le voile sur cette opération de 2,5 milliards pendant qu’une partie du pays sombre dans la faim.

Deng Lual Wol et le système du détournement organisé

À l’inverse, les documents et les enquêtes médiatiques pointent clairement la responsabilité de Deng Lual Wol, signataire des lettres. Derrière, une mécanique bien connue :

  • l’État échange à prix cassé son pétrole futur contre du cash immédiat,
  • les flux financiers échappent largement au contrôle parlementaire,
  • des pans entiers de ces ressources disparaissent dans des circuits opaques liés à quelques hauts responsables politiques et leurs intermédiaires.

Le FMI comme les Nations unies ont déjà mis en garde contre ces prêts gagés sur l’or noir, qui hypothèquent l’avenir d’un pays très endetté et réduisent d’autant la capacité de financer les services publics essentiels.

Pendant ce temps, la faim et les hôpitaux à l’agonie

Ce scandale financier ne survient pas dans le vide. À quelques kilomètres des bureaux climatisés où l’on discute milliards de dollars, le pays traverse l’une des pires crises humanitaires de son histoire récente.

Selon les ONG et les agences de l’ONU, près de la moitié de la population sud-soudanaise environ 7 millions de personnes, est déjà en situation de faim aiguë, et des dizaines de milliers sont menacés de famine dans les mois à venir si l’aide n’est pas renforcée. En 2025, l’UNICEF signale la fermeture de centaines de centres de nutrition faute de financements, privant les enfants souffrant de malnutrition sévère de soins de base. Dans le même temps, les budgets publics pour la santé stagnent très loin de l’engagement pris dans la Déclaration d’Abuja (15 % des dépenses nationales), et de nombreux hôpitaux fonctionnent sans médicaments, sans salaires réguliers et parfois sans électricité.

Alors que le plan d’aide humanitaire de 1,6 milliard de dollars n’est financé qu’à 40%, la directrice d’Oxfam pour le Soudan du Sud, Shabnam Baloch, lance un appel urgent car le Soudan du Sud a reçu cette année « le montant le plus faible jamais versé par les donateurs depuis la création du pays en 2011. (…) À seulement un mois de la fin de l’année, le plan (international) d’aide humanitaire d’urgence pour 2025, d’un montant de 1,6 milliard de dollars, est financé à moins de 40 % ».

Dans un pays où la moitié de la population a faim, la question n’est pas : « Qui a fait fuiter les documents ? », mais bien : qui détourne le pétrole d’un peuple affamé, et jusqu’à quand ?

Idriss K. Sow Illustration d'après photo
Journaliste-essayiste mauritano-guinéen, il parcourt depuis une décennie les capitales et les villages d’Afrique pour chroniquer, en français, les réalités politiques, culturelles et sociales de l'Afrique
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