Dubaï, plaque tournante de l’empire d’Idriss Taha


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Dans les tours de verre de Sheikh Zayed Road, un négociant pétrolier soudanais aurait bâti un empire commercial s’étendant du Soudan à la République centrafricaine, en passant par le Soudan du Sud et la Libye. Idriss Taha, homme d’affaires discret originaire du Soudan, a établi à Dubaï le quartier général d’EuroAmerica International Energy LLC, une société qui se présente comme active dans plus de 12 pays au Moyen-Orient, en Asie et en Afrique. Selon plusieurs enquêtes internationales, ce réseau orchestrerait des opérations commerciales complexes, notamment dans le secteur pétrolier et minier.

Depuis le 9e étage de l’Al Saqr Business Tower, Euro America International Energy LLC gère des opérations qui dépassent largement le cadre du Soudan du Sud. Cette société, présentée dans ses documents officiels comme forte de « plus de 30 ans d’expérience« , revendique une présence régionale majeure. Initialement ancré dans le commerce pétrolier soudanais, Taha a progressivement étendu ses activités à travers le continent africain, profitant du retrait des géants historiques du trading, Glencore, Vitol, Trafigura, de certains marchés jugés trop risqués ou trop fermé. Les annuaires d’entreprises de Dubaï confirment l’existence d’EuroAmerica Energy LLC, enregistrée comme société commerciale aux Émirats. L’entreprise dispose de bureaux identifiés sur Sheikh Zayed Road (avec une adresse alternative mentionnée à Al Attar Business Tower), ainsi que de lignes téléphoniques émiratis. Idriss Taha y figure comme Président-Directeur Général.

Un réseau d’intermédiaires complexe

EuroAmerica Energy entretient des liens étroits avec BGN International, important trader pétrolier d’origine turque dirigé par la femme d’affaires Rüya Bayegan, également basée à Dubaï. BGN utiliserait EuroAmerica Energy comme intermédiaire dans certaines opérations, un montage qui complexifie les circuits financiers.

Ce système présumé fonctionnerait ainsi : BGN achèterait le pétrole via EuroAmerica, qui transférerait ensuite les paiements sur des comptes bancaires privés, notamment à Dubaï ou en Suisse, contournant potentiellement les circuits bancaires officiels sud-soudanais. Les banques internationales partenaires, recevant des paiements d’EuroAmerica, une entité apparemment légitime, n’auraient pas nécessairement connaissance de la destination finale des fonds.

Il convient de noter que Rüya Bayegan a fait de BGN, selon ses propres déclarations publiques, l’un des acteurs majeurs du commerce pétrolier en Libye et désormais au Soudan du Sud. La société, qui dispose de bureaux à Genève, Singapour, Houston et Rotterdam, revendique un volume de trading dépassant 50 millions de tonnes métriques par an.

Fujairah, hub logistique stratégique

Les infrastructures émiraties joueraient un rôle central dans ce dispositif. Selon des estimations, environ 58% du brut exporté par le Soudan du Sud transiterait aujourd’hui par les installations de Fujairah, dans les Émirats. Un document boursier américain (Form 20-F/A de Brooge Energy, 2022) confirme qu’en mai 2022, Euro America International Energy LLC a conclu un accord de stockage pétrolier avec Brooge Petroleum and Gas Investment Co. (BPGIC) à Fujairah.

Ces installations permettent le stockage temporaire du brut, possiblement son raffinage ou son mélange, avant réexportation vers les marchés internationaux. Cette capacité logistique offre la possibilité de livrer le pétrole en plusieurs lots, rendant plus difficile le traçage de l’origine exacte des cargaisons.

D’autres sociétés de trading enregistrées aux EAU, telles que Sahra Oil FZE ou Avis Trading, opèrent dans le même écosystème de stockage et de transit à Fujairah, suggérant l’existence d’un réseau d’intermédiaires locaux interconnectés. Bien que l’identité d’éventuels partenaires ou investisseurs émiratis de Taha ne soit pas documentée publiquement, le statut de LLC de sa société à Dubaï implique historiquement soit la présence d’un sponsor local, soit une implantation en zone franche.

Des liens politiques ambigus

Les activités d’Idriss Taha prospèrent dans un contexte de relations diplomatiques complexes entre le Soudan du Sud et les EAU. Un paradoxe apparent s’est manifesté en 2025 : alors que les Émirats imposaient en août un embargo maritime sur le port de Port-Soudan (perturbant les exportations sud-soudanaises qui y transitent), les plus hautes autorités de Juba multiplient les contacts avec Abou Dhabi. En juillet 2025, le vice-président sud-soudanais Benjamin Bol Mel accompagnait le Président Salva Kiir aux Émirats pour, selon les communiqués officiels, « signer plusieurs accords économiques » avec le gouvernement émirati.

Un chercheur de Chatham House évoque « une harmonisation des relations avec les EAU, malgré l’embargo« , suggérant une convergence d’intérêts qui dépasserait les sanctions ponctuelles. Cette situation pourrait expliquer pourquoi aucune action réglementaire significative n’aurait été entreprise par les autorités émiraties concernant les activités d’EuroAmerica Energy.

Les associations présumées de Taha avec des figures influentes comme Benjamin Bol Mel ou Deng Lual Wol, sous-secrétaire d’État au Pétrole qui supervise l’allocation des cargaisons de brut, suggèrent que ses activités s’inscriraient dans un système plus large impliquant certaines élites régionales.

Diversification vers d’autres secteurs

Les activités d’Idriss Taha ne se limitent pas au seul trading pétrolier. En juin 2020, selon une lettre officielle diffusée depuis Dubaï, Euro America International Energy a été mandatée par le gouvernement de République centrafricaine pour faciliter un projet d’exploration aurifère et diamantifère. Dans ce document, Taha proposait de servir d’intermédiaire entre des investisseurs internationaux et Bangui, promettant de « faciliter et coordonner » le projet via ses bureaux régionaux.

Par ailleurs, en janvier 2023, une délégation soudanaise d’EuroAmerica Energy dirigée par Idriss Taha a rendu visite au Nigerian Upstream Petroleum Regulatory Commission (NUPRC) pour discuter de collaborations dans le secteur pétrolier, démontrant l’expansion régionale de ses activités depuis sa base émiratie.

Un système aux conséquences dramatiques

Un ancien consultant de Nilepet, la compagnie pétrolière nationale sud-soudanaise, témoigne sous couvert d’anonymat : « Les cargaisons sont revendues via des intermédiaires qui perçoivent les paiements à Dubaï, Nairobi ou Kampala, empêchant la Banque centrale de Juba de tracer ou récupérer ces fonds. » Ces allégations, si elles étaient avérées, soulèveraient de graves questions sur la gouvernance des ressources naturelles du pays.

Selon un rapport de l’ONU daté de septembre 2025, le Soudan du Sud aurait généré 23 milliards de dollars de revenus pétroliers depuis son indépendance en 2011. Pourtant, le pays reste plongé dans une crise économique et humanitaire sans précédent. La monnaie nationale s’est effondrée, l’inflation atteint des niveaux records, et des millions de personnes sont menacées par l’insécurité alimentaire. Et une motion parlementaire sud-soudanaise évoque « un nombre considérable de virements non reflétés dans les comptes de Nilepet« , qui auraient été versés sur des « comptes privés spéciaux« .

Les Émirats, carrefour stratégique

La position géographique de Dubaï, à la croisée des chemins entre l’Afrique, le Golfe et l’Asie, ainsi que son statut de hub du négoce mondial, en font une place de choix pour les opérations de trading international. L’environnement bancaire et réglementaire des Émirats, reconnu pour sa souplesse, attire de nombreux acteurs du commerce des matières premières.

Les autorités émiraties manifestent par ailleurs un intérêt croissant pour la Corne de l’Afrique et le Soudan, avec des investissements dans les ports, des accords agricoles et d’autres projets d’infrastructure. Cette stratégie d’expansion économique régionale explique la tolérance apparente vis-à-vis de certaines activités commerciales transitant par le territoire émirati.

Malgré les nombreuses enquêtes et rapports internationaux, de nombreuses zones d’ombre persistent. Les preuves formelles manquent souvent, les témoignages restent anonymes par crainte de représailles, et la complexité des montages financiers rend difficile l’établissement de responsabilités claires.

Ce qui est certain, c’est que le Soudan du Sud, pays riche en ressources pétrolières représentant 90% de ses revenus, peine à transformer cette richesse en développement pour sa population. Pendant que des milliards de dollars circulent à travers des réseaux commerciaux complexes basés notamment à Dubaï, les infrastructures de base, hôpitaux, écoles, routes, restent dramatiquement sous-développées.

Les observateurs internationaux continuent de surveiller ces développements, appelant à plus de transparence dans la gestion des ressources naturelles et au renforcement des mécanismes de contrôle. Les derniers scandales qui viennent d’éclater au grand jour  doivent être le début d’un bouleversement des pratiques pour que la population Sud-Soudanaise puisse enfin bénéficier de ses ressources naturelles.

Idriss K. Sow Illustration d'après photo
Journaliste-essayiste mauritano-guinéen, il parcourt depuis une décennie les capitales et les villages d’Afrique pour chroniquer, en français, les réalités politiques, culturelles et sociales de l'Afrique
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