Idriss Taha : dans les coulisses sombres du pétrole africain


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Illustration face sombre du pétrole
Illustration face sombre du pétrole

Homme d’affaires discret mais influent, Idriss Taha s’est imposé comme un acteur incontournable du négoce pétrolier entre l’Afrique de l’Est et les marchés internationaux. Son parcours, entre ascension entrepreneuriale rapide et pratiques controversées, illustre les zones d’ombre de la gestion des ressources naturelles africaines.

L’ascension d’un intermédiaire privilégié

Idriss Taha est un homme d’affaires soudanais spécialisé dans le négoce pétrolier, actif sur la scène internationale depuis les années 2000. Il émerge initialement dans l’entourage du régime d’Omar el-Béchir au Soudan. Dès cette période, il prend la tête de la société Samasu International, qui a une base à Londres, et devient un intermédiaire incontournable des services pétroliers soudanais. Proche d’Awad Ahmed al-Jaz (ministre du Pétrole sous el-Béchir), Idriss Taha a ainsi participé à la stratégie du régime visant à contrôler toute la chaîne du secteur pétrolier national via des sociétés dirigées par des fidèles. Cette période marque le début d’une trajectoire qui le mènera à contrôler une part significative des flux pétroliers de la région. Samasu International s’impose comme passage obligé pour l’approvisionnement en équipements et services pétroliers, bénéficiant d’un accès privilégié aux marchés publics soudanais.

Après l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, Idriss Taha adapte sa stratégie. Il fonde EuroAmerica Energy, entreprise de trading énergétique établie à Dubaï, qui devient sa nouvelle plateforme d’opération. Depuis les Émirats arabes unis, il coordonne des transactions couvrant une douzaine de pays, servant d’interface entre gouvernements africains et marchés internationaux.

Un empire bâti sur des relations politiques

Le succès d’Idriss Taha repose largement sur son réseau relationnel au plus haut niveau des États. Au Soudan du Sud, des sources indiquent que son accès privilégié aux exportations pétrolières serait facilité par Deng Lual Wol, sous-secrétaire au ministère du Pétrole à Juba. Ce haut fonctionnaire, décrit comme contrôlant l’ensemble de la chaîne décisionnelle pétrolière, aurait positionné EuroAmerica Energy cpmme opérateur « privilégiés » du secteur.

Les connexions présumées avec Benjamin Bol Mel, homme d’affaires devenu vice-président et proche du président Salva Kiir, renforcent cette intégration aux cercles du pouvoir sud-soudanais. Benjamin Bol Mel est dans le viseur américain depuis 2017 pour des faits de corruption encore dénoncé par l’ONU dans un rapport de 2024. Cette proximité avec les décideurs politiques soulève des interrogations sur la nature des arrangements conclus et leur conformité aux règles de transparence.

L’implantation stratégique à Dubaï offre à Idriss Taha un environnement favorable aux transactions internationales. La place émiratie, hub du commerce pétrolier mondial, lui permet de connecter producteurs africains et acheteurs internationaux tout en bénéficiant d’un cadre réglementaire moins contraignant. Ses contacts professionnels à Londres, Khartoum et en Chine, témoignent d’un réseau s’étendant sur plusieurs continents.

Idriss Taha dans le viseur

Depuis 2022-2023, EuroAmerica Energy a considérablement accru sa présence dans les exportations sud-soudanaises, prenant le relais de négociants internationaux établis comme Glencore ou Vitol. Cette montée en puissance rapide s’accompagne de pratiques inhabituelles qui alimentent les interrogations. Ainsi, Idriss Taha fait l’objet de vives critiques sur le caractère opaque et controversé de ses opérations. Plusieurs scandales récents ont mis en lumière des pratiques douteuses associées à ses activités.

La gestion opaque des exportations pétrolières du Soudan du Sud est le cas le plus documenté. Depuis qu’EuroAmerica Energy a supplanté les grands traders internationaux à Juba, la transparence du commerce pétrolier s’est effondrée. Les contrats d’exportation ne font plus l’objet d’appels d’offres compétitifs : selon l’ONU, lorsqu’appels d’offres il y a, « ils sont truqués et les cargaisons finissent entre les mains de traders “amis” », choisis à l’avance. EuroAmerica, en particulier, est soupçonnée de conclure des arrangements off-market (hors marché officiel) en collusion avec des officiels sud-soudanais. Le fait que la société ne recoure pas aux mécanismes usuels de paiement anticipé renforce la suspicion que le paiement du brut pourrait s’effectuer via des circuits parallèles ou être différé contre des avantages non déclarés. En d’autres termes, une partie des revenus pétroliers s’évaporerait avant même d’entrer dans les caisses de l’État.

Cette opacité alimente un scandale national au Soudan du Sud. Les médias, organisations internationales et ONG pointent du doigt un « système de prédation » au cœur du ministère du Pétrole, accusant Deng Lual Wol et Idriss Taha d’être les architectes d’un réseau de contrats secrets profitant à une poignée d’initiés. Face aux accusations, les entités impliquées gardent le silence, tandis que les instances de contrôle sont muselées. La Commission anti-corruption sud-soudanaise, par exemple, a été réduite à l’impuissance (expulsée de ses bureaux faute de budget) et la Chambre d’audit ne reçoit quasiment plus de fonds. Autrement dit, aucun contrepoids institutionnel ne permet aujourd’hui de vérifier la conformité des transactions pétrolières auxquelles participe Idriss Taha. Les récentes révélations sur des détournements massifs programmés par Deng Lual Wol ont cependant permis de mettre un premier coup de pied dans la fourmilière.

L’hémorragie des finances publiques et la population sacrifiée

Les pratiques opaques dans le secteur pétrolier ont des conséquences désastreuses pour le Soudan du Sud. Selon l’ONU, les 25,2 milliards de dollars de revenus pétroliers générés entre 2011 et 2023 restent « presque entièrement opaques« , privant l’État de ressources vitales. Le ministère des Finances ne parvient pas à tracer les volumes exportés ni les prix de vente, tandis que la Banque centrale ne reçoit qu’une fraction des devises, provoquant l’effondrement de la monnaie nationale. Cette situation a engendré 509 millions de dollars d’impayés au Soudan pour l’utilisation du pipeline et l’échec cuisant du programme « Oil for Roads » : sur 2,2 milliards investis, moins de 5% des infrastructures promises ont vu le jour.

Les conséquences humaines de cette gabegie sont dramatiques. Le Soudan du Sud occupe l’avant-dernière place mondiale en développement humain (192e sur 193), avec 92% de sa population sous le seuil de pauvreté et 7,7 millions de personnes en insécurité alimentaire aiguë. Les services publics sont exsangues : la santé ne reçoit que 0,7% du budget contre 2,5% prévus, l’éducation 1,5% au lieu de 10%. Les garde-fous institutionnels ont été neutralisés, la Commission anti-corruption expulsée faute de budget et la Chambre d’audit réduite à l’impuissance. Chaque dollar détourné du circuit officiel est un dollar en moins pour les écoles, les hôpitaux et les infrastructures dont la population a désespérément besoin.

Élargissement vers de nouveaux horizons

Malgré les controverses, Idriss Taha poursuit son expansion géographique. En janvier 2023, il a conduit une délégation d’EuroAmerica Energy auprès de la Nigerian Upstream Petroleum Regulatory Commission à Abuja, explorant des partenariats avec la première économie pétrolière africaine.

 

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Cette démarche suggère une volonté de diversifier ses activités au-delà de l’Afrique de l’Est. Il est par ailleurs aussi présent dans d’autres secteurs comme facilitateur d’affaires. Il a par exemple démarché des partenaires miniers pour le compte du gouvernement centrafricain en 2020.

Alors que les populations locales sont spoliées de leurs ressources naturelles, le cas d’Idriss Taha illustre comment des intermédiaires habiles peuvent tirer profit de systèmes de gouvernance fragilisés.

Idriss K. Sow Illustration d'après photo
Journaliste-essayiste mauritano-guinéen, il parcourt depuis une décennie les capitales et les villages d’Afrique pour chroniquer, en français, les réalités politiques, culturelles et sociales de l'Afrique
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