Soft power marocain selon Forbes : quand la réussite exige l’exil


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Jamel Debbouze et Leïla Slimani
Jamel Debbouze et Leïla Slimani

Le palmarès Forbes Afrique des « ambassadeurs du soft power » marocain dresse, sans le vouloir, un constat accablant : presque toutes les figures célébrées ont dû quitter le royaume pour s’accomplir. Derrière la fierté affichée se profile une question dérangeante : le Maroc fabrique-t-il des talents qu’il est ensuite incapable de retenir ou les Marocains doivent-ils se développer à l’étranger pour émerger ?

La double culture, condition sine qua non du succès

En dressant la liste de ses « ambassadeurs du soft power », Forbes Afrique célèbre des trajectoires inspirantes. Mais, à y regarder de près, le classement dessine aussi une vérité plus amère. La grande majorité des figures mises en avant ont grandi, étudié, percé ou consolidé leur influence au contact d’une autre culture. Un signal qui interroge la capacité du Maroc à faire émerger ses talents sans exil. La double culture n’est pas un simple élément biographique, c’est le sésame de la réussite.

Rachid Yazami, « formé au Maroc et en France », n’a pu bâtir sa carrière de chercheur qu’en s’expatriant, CNRS, États-Unis, Singapour. Jamel Debbouze, « pont vivant entre la France et le Maroc » selon Forbes, doit tout à la scène et à l’industrie culturelle françaises. Gad Elmaleh incarne « un itinéraire de Casablanca à Hollywood en passant par Paris et Montréal » : la mobilité permanente comme seule voie d’accès à la consécration. Leïla Slimani, explicitement présentée comme « Franco-Marocaine », s’appuie sur des institutions françaises, Sciences Po, presse parisienne, francophonie institutionnelle. French Montana est « Maroco-Américain », forgé par le Bronx et l’industrie musicale américaine. Achraf Hakimi, né à Madrid, formé au Real Madrid, propulsé par les grands clubs européens, n’a de marocain que le maillot qu’il enfile en sélection.

Même les profils présentés comme plus « ancrés », l’architecte Jamal El Karkouri, la productrice Bouchra Réjani, ont été façonnés par des formations ou des carrières largement internationalisées, entre Berlin, Paris et Londres.

Le message, en creux, est limpide : pour exister sur la scène mondiale, il faut avoir eu accès à des réseaux, des marchés, des financements et des standards que le Maroc ne propose tout simplement pas.

Une génération Z prisonnière d’un système sclérosé

Ce palmarès est le miroir inversé d’un échec collectif. Pendant que la diaspora accumule les distinctions, la jeunesse restée au pays se heurte à un mur.

Les chiffres sont sans appel. L’OCDE comptabilise environ 3,3 millions de Marocains établis à l’étranger, majoritairement en Europe, et souligne un « brain drain » massif : les émigrés sont en moyenne nettement plus diplômés que ceux qui restent. Dans le secteur de la santé, un tiers des diplômés en médecine part chaque année à l’étranger, une hémorragie qui vide le pays de ses compétences vitales.

Pour ceux qui restent, l’horizon est bouché. Afrobarometer documente un marché du travail incapable d’absorber les nouveaux entrants : près d’un jeune sur trois serait hors éducation, emploi ou formation (NEET), et le chômage des 15-24 ans a encore augmenté en 2025. Le diplôme, censé être un ascenseur social, devient une promesse non tenue. Les jeunes Marocains se retrouvent coincés entre des formations qui ne débouchent sur rien et un marché de l’emploi verrouillé par les réseaux de cooptation, le clientélisme et l’absence criante de méritocratie.

Diaspora triomphante contre jeunesse sacrifiée

Le contraste est saisissant. D’un côté, des Franco-Marocains, des Maroco-Américains, des binationaux qui trustent les scènes internationales, les laboratoires de recherche, les studios d’Hollywood et les terrains de la Ligue des champions. De l’autre, une génération Z marocaine qui étouffe dans un pays où l’entrepreneuriat se fracasse sur la bureaucratie, où la création culturelle manque de financements, où la recherche scientifique survit sous perfusion, où le simple fait de critiquer peut valoir des ennuis.

La diaspora n’a pas seulement quitté le Maroc géographiquement : elle s’est émancipée d’un système qui bride l’initiative, punit l’audace et récompense la conformité. Ceux qui brillent à l’étranger y ont trouvé ce que leur pays d’origine leur refusait : des institutions qui fonctionnent, des financements accessibles, une presse libre, des industries culturelles structurées, et surtout la possibilité de réussir sans être né du bon côté.

Forbes Afrique célèbre le « soft power marocain ». Mais ce soft power est largement un soft power d’exil, construit ailleurs, par des gens qui ont dû partir pour devenir ce qu’ils sont.

Un révélateur plutôt qu’une fierté

Affirmer que « les Marocains ne peuvent émerger que loin du pays » serait excessif : des réussites locales existent, et l’expatriation peut relever d’un choix de carrière autant que d’une nécessité. Mais le palmarès Forbes, pris comme symptôme, renvoie une image sévère.

Quand le soft power national dépend à ce point d’éxilés, c’est que l’écosystème local, emploi qualifié, recherche, industries culturelles, financement, méritocratie, faillit à retenir ceux qu’il forme. Le Maroc produit des talents. Il ne sait pas, ou ne veut pas, leur offrir un avenir.

La Gen Z marocaine observe ces trajectoires de réussite avec un mélange d’admiration et d’amertume. Ces « ambassadeurs du soft power » sont la preuve vivante de ce qu’ils pourraient accomplir, à condition de partir. Et c’est peut-être là le message le plus cruel de ce classement : pour un jeune Marocain ambitieux, le rêve le plus réaliste reste encore de quitter son pays.

Zainab Musa
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Zainab Musa est une journaliste collaborant avec afrik.com, spécialisée dans l'actualité politique, économique et sociale du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest. À travers ses enquêtes approfondies et ses analyses percutantes, elle met en lumière des sujets sensibles tels que la corruption, les tensions géopolitiques, les enjeux environnementaux et les défis de la transition énergétique. Ses articles traitent également des évolutions sociétales et culturelles, notamment à travers des reportages sur les figures influentes du Maroc et de l’Algérie. Son approche rigoureuse et son regard critique font d’elle une voix incontournable du journalisme africain francophone.
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