Shell et les Ogoni : trente ans après l’exécution de Ken Saro-Wiwa, entre désengagement et quête de justice


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Delta du Niger au Nigeria
Delta du Niger au Nigeria

Trente ans après l’exécution de Ken Saro-Wiwa et des huit autres militants écologistes ogoni, l’année 2025 marque un tournant paradoxal dans l’un des conflits environnementaux les plus emblématiques d’Afrique. Entre la grâce présidentielle posthume accordée aux « Neuf d’Ogoni », la finalisation du désengagement de Shell du delta du Niger et les discussions sur une possible reprise des forages, la situation évolue dans un contexte où la justice reste inachevée et l’environnement toujours pollué.

Un héritage de pollution et de résistance

Le conflit entre Shell et le peuple Ogoni trouve ses racines dans les années 1950, lorsque la compagnie anglo-néerlandaise a commencé l’extraction pétrolière en Ogoniland. Cette région du delta du Niger, d’une superficie de 1 000 km² et peuplée d’environ 500 000 habitants, est depuis devenue l’un des territoires les plus pollués de la planète.

Ken Saro-Wiwa, écrivain et militant écologiste, avait fondé en 1990 le Mouvement pour la survie du peuple ogoni (MOSOP) pour dénoncer la destruction environnementale et réclamer une part équitable des revenus pétroliers. Son combat non-violent s’est heurté à la répression du régime militaire nigérian, culminant avec son exécution et celle de huit compagnons le 10 novembre 1995, à l’issue d’un procès clairement inéquitable.

2025 : une année de tournants majeurs

Le 12 juin 2025, jour de la démocratie nigériane, le président Bola Tinubu a accordé une grâce posthume aux « Neuf d’Ogoni ». Cette décision intervient dans un contexte où le nouveau gouvernement tente de tourner la page de ce dossier épineux, mais elle suscite des réactions mitigées.

Pour Isa Sanusi, directeur d’Amnesty International Nigeria, « c’est une bonne nouvelle mais cela ne suffit pas – le gouvernement nigérian doit reconnaître formellement qu’ils sont innocents de tout crime et les exonérer pleinement« . Cette grâce, bien qu’historique, ne répond qu’imparfaitement aux demandes de justice formulées depuis trois décennies par les familles des victimes et la communauté internationale.

Par ailleurs, le 13 mars 2025, Shell a finalisé la vente de sa filiale SPDC (Shell Petroleum Development Company of Nigeria Limited) au consortium Renaissance, une transaction d’une valeur de 2,4 milliards de dollars. Cette cession marque la fin de près de 70 ans de présence de Shell dans les activités pétrolières terrestres du delta du Niger.

Avec cette cession, Renaissance prend le contrôle de la participation de 30% de SPDC dans la coentreprise, acquérant ainsi les actifs terrestres de Shell dans le delta du Niger. Les acreages impliqués sont au nombre de 18. Pour Shell, cette vente s’inscrit dans une stratégie de recentrage sur des activités plus rentables et moins risquées, permettant au groupe de réduire son exposition aux défis du delta du Niger tout en se concentrant sur des segments à plus forte valeur ajoutée, notamment les eaux profondes et le gaz intégré.

La controverse autour de la reprise des forages

Le 21 janvier 2025, le président Bola Tinubu a rencontré des membres de la communauté Ogoni du delta du Niger pour discuter de la reprise potentielle des forages pétroliers sur leurs terres. Cette initiative gouvernementale ravive des tensions que beaucoup pensaient apaisées.

L’extraction pétrolière avait été interrompue il y a plus de deux décennies, après que le peuple Ogoni se soit organisé pour mettre fin à la présence destructrice de Shell dans leur communauté. La perspective d’une reprise soulève des inquiétudes majeures alors que les problèmes environnementaux n’ont jamais été résolus.

La bataille judiciaire se poursuit, un procès historique au Royaume-Uni

Après une décennie de lutte pour la justice, le procès sur les questions préliminaires relatives au droit nigérian dans l’affaire Shell contre les communautés Ogale et Bille s’est déroulé devant la Haute Cour du Royaume-Uni du 13 février au 10 mars 2025.

Les communautés Ogale (40 000 habitants) et Bille, qui représentent ensemble environ 50 000 personnes, affirment que leurs moyens de subsistance ont été détruits par des centaines de déversements pétroliers provoqués par Shell. L’UNEP avait découvert que les habitants d’Ogale buvaient une eau contaminée au benzène, un cancérigène connu, à des niveaux 900 fois supérieurs à ceux jugés sûrs par l’Organisation mondiale de la santé.

Le 12 février 2025, des manifestants ont interrompu la 29e conférence mondiale ICIS Base Oils and Lubricants avec des cris de « Justice pour le Nigeria!« , soulignant que les injustices contre la communauté Ogoni n’ont pas été résolues après plusieurs décennies et que Shell a « empoisonné la terre, l’air et l’eau« .

Cette mobilisation internationale témoigne de la persistance du soutien à la cause ogoni, trente ans après les premières campagnes de solidarité qui avaient suivi l’exécution de Ken Saro-Wiwa.

Un environnement toujours devasté : l’échec du nettoyage

Plus de trente ans après le début du conflit, l’Ogoniland reste contaminé, des structures pétrolières délabrées sont surveillées par la sécurité de Shell, les sources d’eau demeurent polluées, et le nettoyage environnemental s’est arrêté.

Une récente enquête de la BBC a révélé des preuves troublantes de l’échec de Shell à nettoyer efficacement la pollution en Ogoniland, malgré ses affirmations de progrès. L’enquête a découvert une opération de nettoyage frauduleuse et inefficace, gangrenée par la corruption, la mauvaise gestion et la contamination continue des ressources locales.

Le projet d’un milliard de dollars, financé par Shell et d’autres compagnies pétrolières sous la supervision du gouvernement nigérian, a été entravé par des coûts gonflés et un manque de progrès significatif, selon des documents internes et des témoignages de lanceurs d’alerte.

Dans la communauté nigériane de Kegbara (K) Dere, Letor Baatee, sage-femme de 36 ans qui a aidé à accoucher plus d’une centaine de bébés, a remarqué au fil du temps combien naissent avec des problèmes de santé graves. « Il y a différentes complications. Certains naîtront avec des malformations congénitales… Dans la plupart des cas, ils meurent après un petit moment« .

Les défis du transfert de responsabilité, l’inquiétudes autour de Renaissance

La vente à Renaissance soulève des interrogations sur la capacité du nouveau propriétaire à gérer l’héritage environnemental de Shell. Dans une lettre ouverte adressée à l’autorité de régulation de l’industrie au Nigeria, 40 organisations de la société civile, dont Amnesty International, font valoir que la vente ne doit pas être autorisée, tant que la pollution environnementale causée par la SPDC n’est pas évaluée précisément.

Isa Sanusi d’Amnesty International Nigeria avertit : « Le risque est grand que Shell empoche des milliards d’euros de la vente de cette entreprise et s’en aille en laissant les victimes de préjudices sans recours, en prise à des abus qui perdurent et à des préjudices pour leur santé« .

Face aux discussions sur la reprise des forages, les Ogoni restent fermes dans leurs exigences, notant que cela serait la première étape pour rétablir la confiance au sein de la communauté. « Le gouvernement nigérian doit consulter les organisations de base et ne pas précipiter le processus ».

Sa Majesté royale Emere Godwin Bebe Okpabi, dirigeant suprême et roi héréditaire de la communauté Ogale, explique qu’il n’avait « pas d’autre option que d’aller en justice. Je me sens désolé pour mon fils et pour toutes les personnes Ogoni de sa génération et celles qui viennent après lui, car ils ne savent pas à quel point il était bon de vivre en Ogoniland auparavant. Mais je m’assurerai que Shell soit tenu responsable de la dévastation qu’ils nous ont causée« .

Perspectives d’avenir et modèle pour d’autres conflits

Le conflit Shell-Ogoni continue de servir de référence pour d’autres communautés africaines confrontées aux impacts de l’industrie extractive. Comme le souligne Amnesty International : « L’exécution de ces militants il y a près de 30 ans a donné au gouvernement nigérian et aux compagnies pétrolières, y compris Shell, une licence pour réprimer les protestations et intimider les gens dans le delta du Niger qui exigent justice et la fin de leur pollution toxique« .

La vente des actifs de Shell à Renaissance posedésormais la question cruciale de la responsabilité environnementale dans les transferts d’actifs pétroliers. Cette transition intervient également dans un contexte mondial de transition énergétique, où les compagnies internationales cherchent à se désengager des actifs les plus controversés.

L’année 2025 pourrait marquer le début d’une phase de justice transitionnelle, avec la grâce présidentielle comme premier pas, mais les communautés Ogoni et leurs soutiens internationaux exigent davantage : reconnaissance complète de l’innocence des « Neuf d’Ogoni », réparations environnementales effectives, et garanties contre la répétition de telles violations.

Comme le résume Amnesty International : « La justice complète pour les Neuf d’Ogoni n’est qu’un premier pas – il faut faire beaucoup plus pour obtenir justice pour les communautés du delta du Niger, notamment tenir Shell et d’autres compagnies pétrolières responsables des dommages qu’elles ont causés et continuent de causer« .

Masque Africamaat
Kofi Ndale, un nom qui évoque la richesse des traditions africaines. Spécialiste de l'histoire et l'économie de l'Afrique sub-saharienne
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