Sénégal contre Canal+ : le réveil de la souveraineté audiovisuelle


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Canal+
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Face à Canal+, Dakar exige la gratuité des chaînes nationales et une redevance multipliée par soixante. Un bras de fer qui pourrait redessiner les rapports de force entre opérateurs étrangers et États africains.

C’est un bras de fer inédit qui se joue actuellement à Dakar. D’un côté, l’État du Sénégal, porté par une nouvelle administration décidée à rétablir une « souveraineté numérique et culturelle ». De l’autre, le géant français Canal+, ex propriété de Vivendi et du Groupe Bolloré, diffuseur historique et incontournable sur le continent. Au cœur du conflit : l’accès aux chaînes nationales gratuites, devenues paradoxalement payantes pour des millions de Sénégalais.

Un empire en terre africaine

Pour comprendre la portée de cette fronde sénégalaise, il faut remonter le fil de l’histoire. Canal+ n’est pas un nouvel arrivant ; c’est un vétéran. Dès le début des années 1990, avec Canal+ Horizons, le groupe a été le pionnier de la télévision payante en Afrique francophone. D’abord perçu comme un produit de luxe réservé aux élites, Canal+ a opéré un virage stratégique majeur au tournant des années 2010.

En démocratisant l’accès via des décodeurs abordables et des bouquets d’entrée de gamme, Canal+ s’est imposé dans les foyers de la classe moyenne émergente. Cette stratégie s’est récemment couronnée par une ambition titanesque : le rachat du géant sud-africain MultiChoice, finalisé en septembre 2025. En mettant la main sur ce leader du marché anglophone, Canal+, désormais coté à la Bourse de Londres depuis sa scission de Vivendi en décembre 2024, ne cherche pas seulement à consolider sa présence ; le groupe entend créer un colosse médiatique de plus de 40 millions d’abonnés dans près de 70 pays, capable de rivaliser mondialement avec les plateformes de streaming américaines comme Netflix.

La fin de l’état de grâce à Dakar

Cependant, cette position ultra-dominante se heurte aujourd’hui à la volonté politique du Sénégal. Le constat du gouvernement est simple : en raison des défaillances de la couverture de la TNT locale, le décodeur Canal+ est devenu l’unique moyen pour beaucoup de Sénégalais de recevoir leurs propres chaînes nationales (RTS, TFM, Walf, etc.).

Le problème ? Ces chaînes, qui sont gratuites par nature et financées par la publicité ou l’impôt, sont intégrées dans un environnement payant. Si un abonné sénégalais ne renouvelle pas son abonnement Canal+, il perd l’accès à tout, y compris au journal télévisé de la chaîne publique nationale. C’est sur ce point précis que le gouvernement sénégalais a décidé de frapper fort avec deux mesures phares :

  • L’obligation de gratuité : L’État exige que l’accès aux chaînes nationales soit garanti, même sans abonnement actif, arguant que Canal+ utilise ces chaînes comme produits d’appel sans reverser une juste part.
  • Le choc fiscal : Les autorités réclament une revalorisation spectaculaire de la redevance versée par l’opérateur, souhaitant la faire passer de 75 millions de FCFA à 4,5 milliards de FCFA (environ 6,9 millions d’euros), soit 9 % du chiffre d’affaires estimé, pour « réparer » des années de sous-évaluation.

L’ironie de la situation n’échappe pas aux observateurs avertis, qui notent une différence de traitement majeure entre les pratiques du groupe en Afrique et ses obligations en France. En effet, alors que Canal+ verrouille l’accès aux chaînes gratuites au Sénégal, la loi française l’oblige, via son offre TNTSAT, un service de diffusion satellitaire sans abonnement, à garantir l’accès aux chaînes de la TNT pour les foyers situés en zone blanche, sans condition d’abonnement payant.

Vers un nouveau modèle ?

Au-delà de la sanction financière, ce conflit met en lumière la fragilité des infrastructures locales. Si Canal+ est en position de force, c’est parce que la société nationale de télédiffusion (TDS-SA) n’a pas encore réussi à offrir une alternative technique fiable sur 100 % du territoire.

En s’attaquant au portefeuille et aux pratiques de Canal+, le Sénégal ne cherche pas seulement à renflouer ses caisses. Il tente de redéfinir les règles du jeu médiatique en Afrique : les opérateurs étrangers sont les bienvenus, mais ils ne peuvent plus « monétiser » le service public national à leur seul profit. Reste à savoir si ce précédent sénégalais inspirera d’autres capitales ouest-africaines.

Idriss K. Sow Illustration d'après photo
Journaliste-essayiste mauritano-guinéen, il parcourt depuis une décennie les capitales et les villages d’Afrique pour chroniquer, en français, les réalités politiques, culturelles et sociales de l'Afrique
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