Sécurité au Sahel : comment la Mauritanie parvient à rester hors du chaos régional


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Groupe spécial d'intervention (GSI), unité d'élite mauritanienne
Groupe spécial d'intervention (GSI), unité d'élite mauritanienne

Alors que les violences liées aux groupes armés se poursuivent au Mali, au Burkina Faso et au Niger, la Mauritanie affiche une situation sécuritaire stable. Depuis plus d’une décennie, aucun attentat d’envergure n’y a été recensé selon les autorités et les données disponibles. Une exception régionale qui soulève autant d’interrogations que d’analyses prudentes.

Depuis 2011, le territoire mauritanien n’a pas été visé par une seule attaque revendiquée par un groupe jihadiste. Ce chiffre, à lui seul, suffit à souligner le contraste avec ses voisins sahéliens de l’AES.

Le Mali, le Burkina Faso et le Niger font aujourd’hui face à une intensification des offensives menées par le JNIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) et l’EIGS (État islamique au Grand Sahara). Les attaques à Djibo, Eknewan ou encore Diapaga ces dernières semaines ont confirmé la capacité de nuisance de ces groupes, malgré la montée en puissance des armées nationales.

En Mauritanie, aucune revendication, aucune attaque spectaculaire. Pourtant, le pays partage 2 2000 km de frontière avec le Mali et reste exposé aux mêmes vulnérabilités structurelles : vastes zones désertiques, flux transfrontaliers peu contrôlés, pression sociale sur la jeunesse.

Une ligne sécuritaire préventive

Pour comprendre cette singularité, plusieurs experts interrogés par Jeune Afrique évoquent une stratégie de prévention mise en œuvre dès le début des années 2010. « La Mauritanie a très tôt traité le risque jihadiste comme un enjeu militaire, communautaire et idéologique », résume un analyste régional basé à Dakar. Sur le terrain, le pays a déployé des unités mobiles dans les régions du Hodh et de l’Assaba, renforcé le renseignement local et intégré certains anciens combattants dans des programmes de réinsertion.

Ces dispositifs bénéficient depuis 2021 de financements européens, à travers le projet GAR-SI Sahel, qui équipe les gendarmes mauritaniens de moyens modernes (véhicules tout-terrain, systèmes de communication) pour patrouiller les zones frontalières.

Mais la réponse ne se limite pas au militaire. Dès 2010, Nouakchott a initié un dialogue idéologique avec des détenus jihadistes, encadré par des oulémas modérés. « L’objectif était de désamorcer la violence en requalifiant le discours religieux, pas seulement de punir », confie une source judiciaire. Plusieurs anciens radicaux ont ainsi été réintégrés dans la société, appuyés par des formations professionnelles et un suivi communautaire.

Des initiatives religieuses de proximité ont également été mises en place, comme le réseau des Mourchidates, des femmes formées pour prêcher un islam tolérant dans les prisons, les mahadras (écoles coraniques) ou les quartiers périphériques. Soutenu par l’ONU, ce programme touche chaque année des milliers de jeunes vulnérables.

« L’absence d’attaque ne veut pas dire absence de menace. On ne peut pas affirmer que Nouakchott est à l’abri, mais jusqu’ici, le système a tenu », tempère un diplomate européen en poste à Nouakchott.

Des chiffres qui traduisent un effort soutenu

Le budget de la défense reflète cette priorité sécuritaire : en 2023, la Mauritanie a consacré près de 2,7 % de son PIB à ses forces armées, soit l’un des taux les plus élevés d’Afrique de l’Ouest. Pour 2025, Nouakchott prévoit d’allouer plus de 11 milliards MRU (environ 330 millions USD) à la défense nationale. Cette hausse constante vise à moderniser les capacités terrestres et maritimes, tout en renforçant les effectifs.

Les résultats sont éloquents : selon l’Institute for Economics and Peace, la Mauritanie est classée parmi les pays sahéliens les moins exposés au terrorisme. En 2024, alors que les conflits ont fait plus de 25 000 morts dans le Sahel central, aucun civil mauritanien n’a été tué dans une attaque liée à un groupe jihadiste.

Le président mauritanien Mohamed Ould El Ghazouani, ancien chef d’état-major puis ministre de la Défense avant d’accéder à la magistrature suprême en 2019, a largement contribué à la mise en place de cette politique de sécurité depuis le début des années 2010.

Un positionnement diplomatique équilibré

La posture de la Mauritanie sur la scène régionale tranche également avec celle de ses voisins sahéliens. Si elle n’a pas rejoint l’AES, elle a entretenu le dialogue avec les juntes au pouvoir tout en gardant des liens actifs avec les partenaires occidentaux. L’armée mauritanienne bénéficie toujours d’une coopération avec les États-Unis, la France ou encore l’Union européenne.

En 2024, l’UE a livré de nouveaux équipements à Nouakchott, dont des véhicules blindés, des radars de surveillance et des patrouilleurs côtiers. De leur côté, les États-Unis forment régulièrement les unités spéciales mauritaniennes à la lutte contre les réseaux terroristes transnationaux. Des exercices conjoints ont été organisés en 2023 et 2024, notamment dans le cadre du programme JCET.

Ce positionnement a été renforcé à l’occasion de la présidence tournante de l’Union africaine assumée par Mohamed Ould Ghazouani. Lors de cette période, Nouakchott a pris part à plusieurs médiations, notamment sur la crise soudanaise et le dialogue politique en Libye, sans pour autant se placer au centre des dispositifs. « La stratégie est claire : rester en retrait du tumulte, mais disponible pour les discussions », résume un chercheur mauritanien.

Les défis à venir

La situation intérieure reste toutefois marquée par de nombreux défis. Les autorités continuent de surveiller étroitement les flux migratoires et les prédicateurs transfrontaliers. Des ONG locales mettent en garde contre une montée des tensions sociales, alimentée par les inégalités régionales et l’afflux de réfugiés maliens, notamment dans les camps de M’berra.

« En Mauritanie, il y a clairement une logique d’anticipation que les autres États n’ont pas toujours eu les moyens de mettre en place », observe une chercheuse spécialisée en sécurité sahélienne. La vigilance reste donc de mise.

Un cas d’école observé, mais peu exportable

La Mauritanie n’a jamais présenté sa stratégie comme un modèle. Son travail s’est fait de manière à coller le plus possible à sa réalité. Elle reste prudente, se garde de tout discours martial ou triomphaliste, et investit dans la continuité. Une attitude qui tranche avec les ruptures stratégiques opérées par ses voisins depuis 2021.

Alors que les capitales du Sahel central s’enfoncent dans l’insécurité, Nouakchott poursuit sa trajectoire, sans tambour ni fanfare. Ce n’est pas un miracle. C’est, pour l’heure, une autre manière de gérer un risque que tous les États de la région partagent.

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est un économiste spécialisé sur les économies en développement et notamment sur l'Afrique de l'Ouest. Il analyse les tendances de fond qui déterminent l'évolution de la croissance.
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