Le Sahel : un territoire africain en proie à une violence djihadiste sans précédent


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AES

Alors que l’attention internationale se concentre sur l’Ukraine et le Proche-Orient, le Sahel sombre dans une spirale de violence. Les régimes militaires du Mali, du Niger et du Burkina Faso, arrivés au pouvoir par des coups d’État, peinent à contenir les groupes djihadistes qui gagnent du terrain. Parallèlement, ces juntes prolongent leurs transitions et musèlent l’opposition, plongeant la région dans une crise humanitaire et démocratique majeure.

Une région oubliée par l’actualité internationale

Le Sahel, ces dernières années, après avoir fait la une des journaux d’informations, tend à disparaître des médias en raison du contexte géopolitique mondial qui a subi un bouleversement. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a concentré les efforts européens vers l’est, tandis qu’en 2023, le conflit entre Israël et la Palestine a repris avec intensité, attirant aussi l’attention du monde entier. Parallèlement, l’offensive des rebelles dans l’est de la RDC (République démocratique du Congo) a également fait parler d’elle avec des rebondissements incessants. L’on ne saurait parler des situations à rebondissements sans évoquer le démantèlement des institutions américaines et de l’ordre international par la nouvelle administration Trump, qui a fait et continue de faire les gros titres.

Pendant ce temps, la crise ne cesse de s’amplifier dans le Sahel. Les régimes militaires arrivés au pouvoir grâce à des coups d’État avaient pourtant promis d’éradiquer la violence djihadiste. Promesse qui, jusqu’à ce jour, n’a pas encore été tenue, voyant au contraire les groupes djihadistes gagner du terrain et multiplier les attaques meurtrières contre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, pays qui forment désormais l’Alliance des États du Sahel (AES) depuis 2023, faisant du Sahel la région la plus touchée par la violence djihadiste au monde.

Cette situation critique dans ces trois pays voit aussi s’ajouter une dérive autoritaire. En effet, les transitions vers un retour à l’ordre constitutionnel et les élections démocratiques sont bloquées, et les voix dissidentes sont dès lors réprimées dans un contexte de restrictions accrues de la liberté d’expression et de la presse : journalistes locaux et étrangers réduits au silence, forcés à l’exil ou victimes d’intimidations. Pendant ce temps, les organisations de la société civile sont menacées et des exécutions sommaires sont à déplorer.

Une instabilité persistante dans les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES)

En 2024, le Sahel est devenu la région la plus meurtrière alors qu’il y a dix ans, elle enregistrait le plus faible nombre de morts liées à l’extrémisme violent sur le continent africain. Désormais, avec une hausse spectaculaire du nombre de victimes, multiplié par trois depuis 2021, pour atteindre 11 200 morts, la violence terroriste islamiste a explosé, en particulier après la vague de coups d’État entre 2020 et 2023.

Ce chiffre n’inclut pas les 2 430 civils tués en 2024 par les forces de sécurité nationales et leurs partenaires russes, ce qui fait mention du fait que les acteurs sécuritaires étatiques pourraient avoir causé davantage de morts civiles que les groupes islamistes armés, situation qui place les populations dans une situation de vulnérabilité extrême.

Mali : l’échec face aux séparatistes et aux djihadistes

Au Mali, l’expulsion de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) en 2023 a été suivie par la reprise des affrontements armés avec les séparatistes touaregs au nord du pays. Désormais, les forces de sécurité maliennes combattent à la fois les mouvements séparatistes et les groupes djihadistes, que les autorités de transition désignent désormais tous comme des « terroristes ».

La reprise de Kidal par les autorités maliennes en octobre 2023 — une ville sous contrôle rebelle depuis une décennie — a renforcé le régime dans son discours sur la souveraineté, sans pour autant bouleverser l’équilibre des forces. En juillet 2024, une coopération contextuelle entre le Cadre stratégique permanent pour la défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA) et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM, affilié à Al-Qaïda) a abouti à une cuisante défaite des forces maliennes et de leurs partenaires du groupe Wagner à Tinzaouaten, à la frontière algérienne. Cette embuscade a coûté la vie à environ 140 soldats maliens et 80 mercenaires russes.

En septembre 2024, les groupes djihadistes ont continué leur percée sur le territoire malien avec le JNIM qui a mené deux attaques simultanées contre une école de gendarmerie et l’aéroport militaire de Bamako, faisant plus de 70 morts parmi les forces de défense maliennes et détruisant au passage l’avion présidentiel. Les civils ne sont pas épargnés : en juillet 2024, une attaque dans la région de Mopti lors d’un mariage a causé la mort de 40 personnes. En août, en représailles à l’embuscade de Tinzaouaten, des frappes de drones menées par l’armée malienne ont tué plus de 20 civils dans la même zone. Ces violences ont continué jusqu’à cette année où, en février 2025, 50 personnes ont été tuées près de Gao par des djihadistes attaquant un convoi militaire escortant des civils. Ces attaques symboliques mettent en lumière l’incapacité des forces maliennes à contrôler le territoire.

Burkina Faso : 60 % du territoire hors de contrôle

Au Burkina Faso, depuis le coup d’État militaire de 2022, la situation sécuritaire s’est constamment dégradée. En 2024, des rapports indiquaient que les forces armées de l’État avaient perdu le contrôle de 60 % du territoire, le JNIM étant présent dans 11 régions des 13 que compte le pays. Bien que difficile à vérifier, des observateurs sur le terrain confirment que les groupes djihadistes circulent librement dans le pays, influence qui se reflète aussi dans le nombre record de victimes : entre 2022 et 2023, une augmentation de 68 % de décès, avec l’attaque la plus meurtrière de l’histoire du Burkina Faso en août 2024 dans la ville de Barsalogho, où le JNIM a surgi alors que des civils, contraints d’aider l’armée, creusaient des tranchées pour défendre la ville, faisant 130 à 600 morts, un record pour la région.

Ce nombre de décès s’alourdit encore plus du fait de la décision du régime burkinabé d’armer des civils qui commettent eux aussi des exactions au nom de l’État. En février 2024, Human Rights Watch a révélé que cette « armée » avait sommairement exécuté au moins 223 civils dans deux villages en une seule journée. En mars, dans le village de Solenzo, des miliciens civils — les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) — ont été accusés d’avoir massacré des civils peuls, qui sont particulièrement ciblés en raison de leurs liens présumés avec les groupes djihadistes. En représailles, le JNIM a lancé une attaque majeure contre un camp militaire à Diapaga, tuant plus de 30 soldats et VDP, revendiquant cet acte comme le début de la « vengeance de Solenzo ».

Cette situation entraîne le Burkina Faso dans une spirale où l’on assiste au recul de l’État au profit des djihadistes et des miliciens, car il faut le dire, les lignes entre forces étatiques, VDP, groupes djihadistes et civils deviennent floues, militarisant toute la société burkinabée dont une large part est désormais impliquée, volontairement ou non, dans un groupe armé.

Niger : une situation moins grave mais qui se dégrade

Au Niger, bien que la situation de ce pays ait été meilleure sur le volet sécuritaire que celle de ses voisins de l’AES face aux attaques des djihadistes, la position s’est dégradée depuis le coup d’État de 2023. Les forces nigériennes ont tué trois fois plus de civils que durant l’année précédente, mettant la population civile entre deux feux : les forces armées régulières et les forces armées non étatiques.

Une étude de Safeguarding Security Sector Stockpiles a montré que la situation sécuritaire s’est encore dégradée en 2024 : les forces armées de l’État ont été attaquées à 51 reprises en neuf mois, soit presque le double des chiffres de 2023. Dans le même temps, le nombre de groupes armés non étatiques a augmenté tout en devenant plus offensifs. De nombreuses attaques menées en 2024 par des groupes djihadistes ont visé aussi bien les civils que les forces de sécurité nigériennes. En mars 2024, au moins 23 soldats nigériens ont été tués dans la région de Tillabéri. En décembre, deux attaques successives ont fait 39 morts civils à l’ouest du pays, à la frontière avec le Burkina Faso. La violence se poursuit en mars 2025 où l’État islamique du grand Sahara (EIGS) a attaqué une mosquée, tuant 44 personnes.

Si le Niger paraît dans une position légèrement plus stable que ses voisins, la réalité reste préoccupante car, depuis juillet 2023, la situation sécuritaire s’est continuellement détériorée. Bien que les trois États de l’AES soient confrontés à une présence djihadiste croissante, des différences subsistent quant à la nature des groupes actifs. De même, si les trois régimes ont privilégié une approche super-militarisée pour répondre à la menace djihadiste, leurs stratégies diffèrent sensiblement : au Mali, les forces gouvernementales continuent de coopérer avec les troupes russes ; le régime burkinabé, lui, a choisi de ne pas impliquer directement les Russes dans les combats, préférant mobiliser et armer les civils, engendrant un cercle vicieux de violences et de représailles ; le Niger, de son côté, a surtout été confronté à des menaces de l’État islamique au Sahel et a préféré avoir recours à des milices d’autodéfense, mais à échelle plus limitée et de manière plus encadrée que leurs homologues burkinabés.

Des régimes de transition qui s’éternisent et musèlent l’information

Depuis leur arrivée à la tête de l’État, les trois régimes militaires de l’AES ne cessent de prolonger leurs calendriers de transition et de modifier leurs constitutions afin de consolider leur pouvoir.

Mali : de 18 mois à 2029

Le premier coup d’État dans la région a eu lieu au Mali en août 2020. Très rapidement, les autorités de transition avaient établi une période de 18 mois avec des élections pour février 2022, ce qui n’a pas été fait. Après des négociations avec la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), une nouvelle transition de 24 mois avait été annoncée en juin avec un scrutin fixé en février 2024. En septembre 2023, coup de théâtre : les autorités de transition ont déclaré qu’un report était nécessaire pour des raisons dites techniques liées à l’adoption d’une nouvelle constitution. En mai 2024, soit trois mois après la fin de la transition, un dialogue inter-malien a recommandé une nouvelle période de transition comprise entre deux et cinq ans, permettant au chef de la junte de rester au pouvoir jusqu’en 2029 avec la possibilité de se présenter aux élections. Si en octobre 2024, avec leur inscription au budget national, des discussions sur la tenue d’élections ont refait surface, elles avaient disparu au début de 2025.

Burkina Faso : une transition de 60 mois

Au Burkina Faso, le capitaine Traoré, auteur du second coup d’État en septembre 2022, avait initialement promis des élections pour juillet 2024. Dès septembre 2023, son régime annonçait déjà que des élections n’étaient plus une priorité avant d’annoncer quelques mois plus tard une réforme constitutionnelle. En mai 2024, la durée de la transition a été fixée à 60 mois, permettant à Traoré de rester en poste jusqu’en 2029, situation calquée bien évidemment sur son homologue malien.

Niger : résistance puis alignement

Le régime nigérien, parmi les trois États de l’AES, a toujours eu une nette différence. En effet, le régime s’est montré plus résistant face aux pressions pour fixer une date d’élections. Pendant plus de 18 mois, il a réussi à éviter toute annonce officielle de calendrier. Ce n’est qu’après un bref dialogue national en février 2025 qu’une période de transition renouvelable d’au moins cinq ans a été recommandée. Le général Tchiani, promu par lui-même au rang de général d’armée au moment où il va prêter serment en mars 2025 pour une période de cinq ans à la présidence.

Contrôle de l’information et répression

Il est clair que depuis le début des coups d’État dans le Sahel, le constat est que les régimes des trois États militaires de l’AES n’ont pas encore réussi à affirmer leur autorité sur l’ensemble de leurs territoires. Néanmoins, les trois États de l’AES ont renforcé leur emprise sur l’espace informationnel. Les médias indépendants et étrangers ont été suspendus ou interdits, les journalistes étrangers expulsés et les journalistes locaux réprimés, parfois arbitrairement arrêtés depuis les coups d’État. Les partis politiques et organisations de la société civile ont été suspendus ou placés sous haute surveillance.

Mali : fermeture progressive des médias

Au Mali, le gouvernement de Goïta a progressivement restreint la liberté d’expression depuis sa prise de pouvoir en 2020. Dès 2022, les autorités ont interdit Radio France Internationale (RFI) et France 24, puis suspendu temporairement Joliba TV News. En novembre 2024, la Haute Autorité de la communication du Burkina Faso a saisi les autorités maliennes à propos d’un programme télévisé évoquant un coup d’État mis en scène, avec pour résultat le retrait de la licence de diffusion de la chaîne privée, illustrant la coordination croissante des régimes de l’AES pour contrôler les médias.

Entre 2022 et 2024, les critiques à l’égard des régimes de transition ont été confrontées à des arrestations arbitraires et du harcèlement, avec comme exemple emblématique l’expulsion du directeur de la division des droits humains de la Mission des Nations unies en février 2023, peu avant le retrait de la MINUSMA. À la fin de 2023 et au début de 2024, plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) ont été fermées. En 2024, les partis politiques ont vu leurs activités suspendues pour trois mois et les médias ont été interdits d’en parler, renforçant encore la dérive autoritaire.

Burkina Faso : intimidation et répression

Au Burkina Faso, le capitaine Traoré a suivi la même trajectoire que son homologue malien, avec des journalistes étrangers expulsés sans justification. Par la suite, RFI et France 24 ont été interdits, Jeune Afrique suspendu pour avoir « discrédité l’appareil militaire ». En 2024, TV5 Monde a également été suspendue pour avoir diffusé une interview critique avec un ancien président de commission électorale critique de la junte. Depuis début 2025, une nouvelle vague de répression a visé les médias et les opposants en exil placés sur les listes de terroristes afin de les intimider. En mars dernier, trois journalistes ont été enlevés et ont réapparu dix jours plus tard en uniforme militaire dans une vidéo où ils affirmaient « couvrir la réalité sur le terrain ».

Niger : contrôle strict

Le Niger n’est pas en reste : une semaine après le coup d’État, RFI et France 24 furent également suspendus. D’autres médias ont été fermés, des journalistes traitant de questions sécuritaires intimidés et emprisonnés. Les organisations de défense des droits humains ont fait mention de détentions arbitraires incluant l’ancien président Mohamed Bazoum et sept membres de cabinet, des disparitions forcées, des violations du droit à un procès équitable et des attaques contre la liberté de la presse. Les partis politiques ont été suspendus depuis le coup d’État de juillet 2023, réduisant au silence toute opposition formelle. Depuis octobre 2024, les autorités nigériennes retiennent les passeports des étrangers arrivant à l’aéroport international de Niamey, parfois jusqu’au jour du départ, rendant les recherches et les déplacements très difficiles — une stratégie qui permet aux régimes de garder un levier de contrôle sur les acteurs extérieurs.

Un silence trompeur

Les régimes militaires de l’AES renforcent ainsi leur pouvoir en contrôlant non seulement l’espace informationnel mais aussi la société civile, en contrôlant ce que la population peut voir ou entendre et en imposant leur version des faits. En octobre 2024, le gouvernement burkinabé, par exemple, affirmait contrôler 70 % du territoire, soit exactement le pourcentage de contrôle attribué aux groupes djihadistes par des recherches extérieures.

Il devient donc de plus en plus difficile, non seulement pour la population des États de l’AES mais aussi pour la communauté internationale, d’avoir une lecture exacte de la situation réelle sur le terrain. Cela s’explique à la fois par l’émergence d’autres crises dans le monde, mais surtout par la répression croissante des médias indépendants des trois pays.

Pourtant, le silence qui entoure le Sahel ne signifie ni stabilité ni sécurité, bien au contraire.

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Franck Biyidi est diplômé de l'IRIC (Institut des Relations Internationales du Cameroun) je suis spécialiste des relations internationales au sein de la Francophonie et de l'Union Africaine et de tout ce qui touche la diplomatie en Afrique francophone
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