AES : Derrière la façade souverainiste, les dérives autoritaires d’un triumvirat militaire


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Ils se présentent comme les nouveaux remparts contre l’ingérence étrangère, les chantres de la souveraineté retrouvée, les voix d’un Sahel libéré du néocolonialisme. Depuis 2023, les régimes militaires du Burkina Faso, du Mali et du Niger ont rompu avec l’ordre constitutionnel, défié les puissances occidentales, et scellé une alliance inédite : l’Alliance des États du Sahel (AES). Mais derrière les discours martiaux, la rhétorique de rupture et l’engouement populaire que suscitent certains de leurs discours, se cache une toute autre réalité : celle d’une gouvernance verrouillée, opaque et autoritaire. Comment ces régimes militaires sont-ils parvenus à instaurer, en à peine deux ans, une gouvernance de plus en plus autocratique, reposant sur la peur, le culte du chef, la répression et la confiscation du débat public ?

Une prise de pouvoir sous prétexte de « sauvetage national »

Au Mali, le colonel Assimi Goïta justifie son coup d’État de 2021 par l’échec de la transition de Bah N’Daw et la nécessité de « refonder l’État ». Au Burkina Faso, Ibrahim Traoré renverse Damiba en septembre 2022 en promettant de remettre l’armée au cœur de la lutte contre le terrorisme. Au Niger, c’est le général Abdourahamane Tiani qui, en juillet 2023, prend les rênes après l’arrestation du président Bazoum.

Dans les trois cas, le narratif est identique : l’État est à l’agonie, la corruption a gangrené les institutions, et seule une junte disciplinée peut rétablir l’ordre. Mais très vite, ces promesses se heurtent à une autre logique : celle de la captation du pouvoir par une élite militaire, qui écarte les contre-pouvoirs et muselle la contestation.

La mise en sommeil des institutions démocratiques

Dès leur arrivée au pouvoir, les juntes mettent en pause, suspendent ou dissolvent les institutions issues du suffrage universel. Les assemblées nationales sont remplacées par des organes de transition dont les membres sont nommés unilatéralement. Les cours constitutionnelles sont réduites au silence. Le Burkina Faso se dote d’une Charte de la transition qui confère des pouvoirs quasi monarchiques au chef de l’État.

Au Mali, le Conseil national de transition (CNT), dirigé par le colonel Malick Diaw, devient une chambre d’enregistrement sans légitimité élective. À Niamey, le CNSP (Conseil national pour la sauvegarde de la patrie) gouverne par décret. La notion même de reddition des comptes disparaît progressivement : aucune publication budgétaire, aucun débat parlementaire, aucune conférence de presse libre.

« On ne sait plus qui prend les décisions, ni selon quelles procédures. Tout est centralisé autour d’un cercle restreint, souvent militaire », affirme un ancien ministre malien, aujourd’hui en exil.

Le règne du secret : budgets militaires et contrats sous scellés

L’un des aspects les plus inquiétants de cette gouvernance, c’est l’opacité budgétaire. Les dépenses de souveraineté explosent, sans qu’aucune institution n’ait la possibilité de les contrôler. Les marchés publics liés à l’équipement militaire, aux technologies de surveillance ou aux grands travaux sont attribués de gré à gré, souvent à des sociétés russes, turques, émiraties ou chinoises, dans une logique de clientélisme international.

Au Burkina Faso, plusieurs ONG de transparence dénoncent un système où plusieurs appels d’offres pour l’acquisition de matériels ne sont pas publiés depuis la transition. Le Mali et le Niger ont signé des accords sécuritaires confidentiels avec la Russie, dont les termes exacts restent inconnus.

Répression ciblée et instrumentalisation du patriotisme

Critiquer les autorités de transition est devenu dangereux. Les journalistes indépendants sont menacés, arrêtés ou poussés à l’exil. Les radios sont suspendues pour « atteinte au moral des troupes ». La société civile est infiltrée par des mouvements patriotiques proches des régimes, souvent encouragés à dénoncer les voix dissonantes. « Le discours anti-impérialiste est utilisé comme un paravent pour étouffer toute critique, même constructive. », estime une chercheuse nigérienne, réfugiée au Bénin.

La violence symbolique s’accompagne parfois de violence physique : enlèvements d’activistes, convocations musclées, intimidations nocturnes. À Ouagadougou, le cas du journaliste Newton Ahmed Barry, menacé après avoir critiqué la transition, est emblématique d’un climat de peur généralisée.

Des libertés fondamentales piétinées : couvre-feux, interdictions, intimidations

Dans plusieurs villes de l’AES, les couvre-feux nocturnes sont devenus permanents, justifiés officiellement par des raisons de sécurité. Mais selon plusieurs témoignages, ces mesures sont également des moyens de contrôle social, utilisés pour limiter les regroupements et empêcher les réunions politiques.

L’interdiction des marches citoyennes, des ateliers de réflexion sur la démocratie ou des rencontres communautaires devient la norme. Des artistes voient leurs concerts annulés, des conférences interdites. « L’État ne dit pas « vous n’avez pas le droit de penser autrement », mais il crée les conditions pour que personne n’ose le faire. » déclare un écrivain burkinabè exilé à Dakar.

Confiscations, gel des comptes et répression économique des opposants

Une autre dimension de la dérive autoritaire est la punition économique des voix dissidentes. Des comptes bancaires sont gelés, des biens saisis, des permis retirés, sans procès ni preuves. Au Niger et au Burkina Faso, des figures critiques du régime ont vu leurs entreprises suspendues ou leurs biens confisqués par simple décision administrative.
Des circulaires interdites de publication limitent les nominations dans la fonction publique aux seuls partisans des régimes en place. Cette stratégie de neutralisation silencieuse vise à assécher toute base de contestation politique ou sociale.

Un pouvoir sans mandat : cinq ans sans scrutin, par simple proclamation

La durée des transitions, fixée à cinq ans théoriquement après des assises dites « des forces vives de la nation » et choisies parmi les soutiens des juntes, mais dont les chefs de junte seuls connaissent la durée, n’a fait l’objet d’aucune validation populaire ou parlementaire. Aucun scrutin, aucun référendum, aucun processus constitutionnel transparent. Cette période est présentée comme une « nécessité historique », mais dans les faits, elle permet une prise de pouvoir durable et sans reddition de compte.

La personnalisation du pouvoir et le culte du chef

Assimi Goïta, Ibrahim Traoré, Abdourahamane Tiani… chacun d’eux s’érige désormais en homme providentiel. Des portraits omniprésents, une communication verrouillée, des apparitions messianiques. Les discours sont retransmis sans contradicteurs, les critiques assimilées à des trahisons.

Ibrahim Traoré est comparé à Sankara, alors qu’il concentre les pouvoirs sans contrepoids, sans presse libre ni élections annoncées. Cette personnalisation du pouvoir devient un instrument de stabilisation… pour les régimes eux-mêmes.

Une dérive qui interroge le sens même de la souveraineté

L’AES revendique une souveraineté pleine, mais dépend de plus en plus d’acteurs extérieurs non démocratiques : la Russie, les Émirats, la Chine. La sortie de la CEDEAO, la rupture avec la France et la mise à l’écart de l’ONU posent la question suivante : à quoi sert une souveraineté qui n’est pas redevable au peuple ?

Quelles issues possibles ? La voie étroite d’un retour à l’ordre constitutionnel

Alors que l’insécurité persiste, que les économies reculent et que les frustrations grandissent, la question d’une sortie de crise politique devient urgente. Les oppositions réduites au silence ne peuvent porter ce combat seules. Le retour à un cadre électoral pluraliste, même graduel, reste la seule garantie d’éviter une dérive durablement autocratique. Ainsi, estime l’analyste politique Gilles Yabi, « Il sera difficile pour les gouvernements de transition militaires-civils actuels de se maintenir pendant de nombreuses années sans élections. Il y aura certainement une prolongation des périodes de transition initialement annoncées – nous sommes déjà dans cette situation. Mais aucun des dirigeants actuels du Sahel ne déclare qu’il n’y aura pas d’élections, ni ne propose un changement complet de la forme de gouvernement et l’abandon des élections. Tous parlent d’une nouvelle constitution démocratique.»

Ce qui se joue au sein de l’AES dépasse les seuls enjeux militaires. C’est une redéfinition de la souveraineté, de la citoyenneté, et de la responsabilité politique qui est en cours. Et si les peuples du Sahel sont les premiers à en payer le prix, les conséquences de cette mutation autoritaire concerneront l’ensemble du continent.

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La rédaction d'Afrik, ce sont des articles qui sont parfois fait à plusieurs mains et ne sont donc pas signés par les journalistes
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