
Depuis son exil, Nando Baê, le président du mouvement pour l’indépendance d’Annobón mène un combat diplomatique pour faire reconnaître cette petite île de 5 400 habitants comme république souveraine. Située dans le golfe de Guinée et rattachée à la Guinée équatoriale depuis 1968, Annobón vit selon lui sous un régime de répression systématique orchestré par Malabo. Dans cette interview exclusive, il revient sur les fondements historiques de ses revendications, la situation dramatique de la population depuis les arrestations de juillet 2024, et sa stratégie pour obtenir une reconnaissance internationale, notamment auprès de l’Argentine avec laquelle l’île partagerait des liens coloniaux remontant au XVIIIe siècle.
Monsieur le Président, votre mouvement invoque le lien historique entre Annobón et le Vice-royaume du Río de la Plata (1778-1810) pour justifier un rapprochement avec l’Argentine. En quoi cette période coloniale légitime-t-elle aujourd’hui vos revendications d’indépendance et cette demande d’association particulière ?
Nando Baê : Notre mouvement fonde ce rapprochement sur un fait historique indéniable : l’île d’Annobón, bien que nominalement sous domination portugaise après les traités de Tordesillas et les accords coloniaux ultérieurs, est restée pendant des siècles dans un état d’indépendance de facto, comme d’après le document de l’historien portugais Arlindo Manuel Caldeira, professeur à l’université de Nueva Lisboa, dans sa recherche intitulée The De Facto Independence of Annobón. Le Portugal n’a jamais exercé d’administration réelle et effective sur Annobón, et lorsque la cession à l’Espagne a été officialisée en 1778, la prise de possession a été plus nominale que réelle, marquée par de grandes tensions et résistances.
Dans ce contexte, l’Espagne a incorporé Annobón à la vice-royauté du Río de la Plata (1778-1810), dont les provinces — l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et la Bolivie — qui ont ensuite accédé à l’indépendance et sont aujourd’hui des États souverains. Nous revendiquons ce même droit, car Annobón partageait ce cadre juridique et administratif et ne peut être condamné à une situation coloniale perpétuelle sous la Guinée équatoriale, un État avec lequel nous n’avons jamais rien partagé, ni histoire ni identité ni langue.
En outre, il existe un aspect humain et culturel que l’historiographie métropolitaine a tendance à occulter : l’enlèvement forcé d’Annobonais vers le Río de la Plata. Nos traditions orales conservent le souvenir de la manière dont nombre de nos ancêtres ont été emmenés à Montevideo, Buenos Aires et dans d’autres régions de la vice-royauté, contribuant ainsi à la formation d’une vaste communauté d’ascendance africaine qui existe encore aujourd’hui dans le Cône Sud. Ces traces vivantes confirment les liens historiques et culturels qui nous unissent aux peuples de la région.
C’est pourquoi notre revendication d’indépendance et de soutien repose sur les mêmes principes qui ont guidé les nations de l’ancienne vice-royauté : le droit d’être libres, maîtres de notre destin et être reconnus sur un même pied d’égalité dans la communauté des nations. Ce qu’ils ont accompli au XIXe siècle, nous aspirons à le réaliser nous aussi aujourd’hui pour le peuple d’Annobón.
Vous êtes en exil depuis des années et votre république n’est aujourd’hui encore reconnue par aucun État. Quelle est votre stratégie concrète pour obtenir une reconnaissance internationale ? Avez-vous des contacts officiels avec le gouvernement argentin au-delà de vos rencontres avec des parlementaires ?
Nando Baê : Notre stratégie repose sur deux axes complémentaires.
D’une part, rendre visible dans tous les forums possibles la crise humanitaire et la répression systématique dont souffre le peuple annobonais, en dénonçant devant la communauté internationale les violations des droits humains dont nous sommes victimes. Nous le faisons déjà en Argentine, en organisant des rencontres avec des parlementaires et des organisations académiques et sociales, et récemment en Uruguay, au siège de Mundo Afro et d’autres organisations sociales et gouvernementales. En Espagne, nous avons réalisé certains progrès, comme la proposition de loi non promue par le groupe politique Podemos, ainsi que l’attention de médias à grande portée tels que El Mundo et El País, qui ont évoqués notre cause.
Par ailleurs, nous travaillons à l’établissement de liens diplomatiques nécessaires à la pleine reconnaissance de notre indépendance. Nous avons aujourd’hui des contacts initiaux dans différents secteurs politiques argentins et uruguayens, mais aussi espagnols, et nous élargissons notre dialogue au niveau international.
Notre objectif n’est pas de solliciter la charité, mais de forger des alliances solides avec ceux qui comprennent qu’Annobón est un peuple avec une histoire, une identité et un droit inaliénable à exister en tant que nation libre.
Vous dénoncez un ‘génocide lent’ perpétré par le régime d’Obiang contre les Annobonais. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de cette répression ? Comment vos compatriotes sur l’île vivent-ils aujourd’hui cette situation, notamment depuis les arrestations de juillet 2024 ?
Nando Baê : Oui, de nombreux experts considèrent que ce que nous vivons à Annobón constitue un « génocide lent » et des crimes contre l’humanité, perpétrés de manière structurelle et systématique par l’État Equato-guinéen depuis des décennies. Cette stratégie de suppression de la population ou extermination, l’anéantissement identitaire et de nécro politique qui vise à affaiblir, disperser et remplacer le peuple annobonais, en décidant de facto qui peut vivre dans la dignité et qui est condamné à l’abandon et à la marginalisation.
Voici quelques exemples concrets :
- Déplacement, pauvreté et marginalisation
- Migration forcée : le manque de services de base et d’opportunités, comme l’absence d’écoles primaires et d’emplois, oblige les jeunes à quitter l’île pour pouvoir étudier et trouver du travail ailleurs.
- Manque d’infrastructures : Annobón manque d’hôpitaux et de services de base tels que l’électricité, l’eau potable, etc., ce qui oblige les habitants à être évacués pour des raisons médicales, même pour des situations telles qu’un mal de dents.
- Appauvrissement économique : la désarticulation des réseaux familiaux et communautaires, associée au manque d’opportunités économiques, favorise les déplacements forcés.
- Attaques contre l’identité et la culture
- Modification démographique : le régime transfère des militaires et des familles de l’ethnie fang sur l’île, dans le but de modifier sa composition ethnique et de diluer l’identité culturelle annobonaise.
- Discrimination systémique : on observe un schéma d’exclusion, de déni de représentation politique et d’absence totale de participation au gouvernement. Un exemple clair est le fait qu’aucun Annobonais n’a été nommé ambassadeur en près de 60 ans d’indépendance, même dans les pays lusophones, où le régime a utilisé Annobón comme un cheval de Troie pour entrer dans la CPLP. Nous n’avons pas de boursiers, ni aucun lien avec la lusophonie. À Annobon, il n’est pas non plus possible d’obtenir une carte d’identité nationale ou de demander un passeport guinéen. Pour obtenir une carte d’identité nationale, il faut quitter l’île et se rendre dans d’autres régions de Guinée-Équatoriale.
- Assimilation forcée : le régime promeut une identité ethnique et unilingue centrée sur le groupe fang, dans le cadre d’un plan d’assimilation culturelle.
- Terrorisme environnemental : Le régime a autorisé le déversement de déchets toxiques, la surpêche industrielle et l’utilisation de dynamite, détruisant ainsi l’écosystème, endommageant les cultures et provoquant des inondations. L’utilisation de dynamite a causé d’importants dégâts aux habitations locales et à l’approvisionnement en eau de l’île. Les ondes de choc des explosions fissurent et détruisent les maisons et menacent le lagon, principale source d’eau potable, ce qui pourrait provoquer une catastrophe environnementale en raison de la nature volcanique de l’île. Malgré les plaintes concernant la contamination des aliments et de l’eau, qui restent difficiles d’accès, le gouvernement n’a pris aucune mesure pour remédier à ces problèmes. Les activités minières ont également entraîné la perte de terres arables, une augmentation des inondations et la compromission des moyens de subsistance, violant ainsi les droits de la population annobonaise à des services de base, à des conditions de vie adéquates et à des moyens de subsistance, garantis par les accords internationaux relatifs aux droits humains tels que le PIDCP, le PIDESC et la Déclaration universelle des droits de l’homme.
- Répression directe : les manifestations pacifiques contre la négligence institutionnelle sont réprimées par la violence, comme en témoignent les arrestations massives et les violences aveugles, telles que celles qui ont eu lieu en juillet 2024, où des dizaines de personnes, y compris des personnes âgées, ont été enlevées et torturées pour avoir protesté contre le manque de nourriture, la protection de l’environnement et la liberté.
- Violence sexuelle et militarisation : impunité pour les viols et les abus commis contre les femmes et les filles par les militaires fangs. La militarisation et le contrôle absolu de l’île renforcent la répression.
La situation actuelle après les arrestations de juillet 2024
Après les arrestations de juillet 2024, la situation à Annobón est devenue encore plus précaire. L’île est sous contrôle militaire strict, sans accès à Internet, et la population vit dans un climat de peur constante.
La coupure d’Internet, qui dure depuis plus d’un an, a isolé la population et l’a rendue vulnérable. Auparavant, les réseaux sociaux étaient essentiels pour permettre aux Annobonais de dénoncer les abus, de partager des preuves et de se protéger. Aujourd’hui, la communication se limite aux informations orales ou à celles qui arrivent par bateau, les appels téléphoniques étant surveillés, ce qui empêche le monde d’apprendre ce qui se passe sur l’île et permet au régime d’imposer un discours unique, maintenant la population dans l’ignorance et le désespoir.
Si aucune mesure n’est prise rapidement et si le monde ne réagit pas, il n’y aura bientôt plus d’annobonais à Annobón. Malgré tout, la résistance persiste, car notre peuple refuse de disparaître en silence.
Avec 5 400 habitants et 17 km², comment envisagez-vous la viabilité économique d’une République d’Annobón indépendante ? Quelles seraient ses ressources principales et comment pourrait-elle survivre sans l’aide de la Guinée équatoriale ?
Nando Baê : Annobón ne dépend pas aujourd’hui de la Guinée équatoriale, bien au contraire : nous sommes soumis à un blocus économique délibéré qui empêche toute possibilité de progrès et condamne la population à la précarité. Nous vivons une famine provoquée par le manque de tout, sans écoles, sans hôpitaux, sans emploi ni infrastructures, ce qui entraîne un déplacement forcé des jeunes et de familles entières.
Tout ce qui est consommé à Annobón, y compris la nourriture, les médicaments et même les matériaux de base, arrive grâce aux efforts des annobonais eux-mêmes. Ce sont les familles de Malabo ou d’autres régions de Guinée qui se chargent d’envoyer des produits à Annobón par bateau, qui, avec un peu de chance, arrive une fois par an ou tous les quelques mois. Il s’agit d’une situation intenable qui démontre que nous avons peu à remercier le régime de Guinée équatoriale, car c’est nous qui assurons notre survie.
Cependant, Annobón pourrait s’intégrer dans des routes commerciales naturelles avec des pays voisins tels que Sao Tomé, le Gabon ou le Cameroun, dont nous sommes aujourd’hui isolés par décision politique du régime. Alors que les Fangs du continent commercent librement avec leurs frères et les communautés frontalières du Gabon et du Cameroun, nous, les annobonais, sommes privés de la possibilité même d’établir des liens avec Sao Tomé ou tout autre pays lusophone avec lequel nous partageons une histoire, une culture et une langue communes.
En termes de viabilité, nous disposons de l’une des zones de pêche les plus riches de l’Atlantique Sud, aujourd’hui exploitée illégalement par des entreprises étrangères sous concession du régime de Guinée équatoriale. Nous disposons également d’un énorme potentiel touristique et culturel, ainsi que d’une diaspora de plus de 11 000 Annobonais prêts à contribuer à la renaissance de notre île. Avec une économie de services, une gestion durable de la pêche et un tourisme responsable, Annobón pourrait devenir un joyau au milieu de l’Atlantique, une oasis de dignité et de développement.
Ce que nous demandons, ce n’est pas de vivre de la charité, mais d’avoir la liberté de gérer nos propres ressources. Un petit État peut être viable s’il est libre et honnête, et Annobón le sera.
La communication avec Annobón étant difficile, notamment depuis la coupure des télécommunications par Malabo, comment maintenez-vous le contact avec la population de l’île ? Quels signes vous confirment que les Annobonais soutiennent massivement ce projet d’indépendance malgré les pressions du régime équato-guinéen ?
Nando Baê : Le régime de Malabo impose depuis des années un black-out informationnel sur Annobón. À Annobón, aucun foyer n’avait ou n’a accès à Internet. La seule connexion possible était via les données mobiles, mais le régime a complètement bloqué ce service pour la population. Depuis juillet 2024, la répression s’est intensifiée avec la coupure totale d’Internet et des télécommunications, afin d’isoler notre population de la diaspora et du monde, de la maintenir sous un discours propagandiste et de la plonger dans le désespoir. Malgré tout, nous continuons à recevoir des informations par le biais de réseaux informels, par le bouche-à-oreille lorsque le bateau arrive, et grâce au travail de notre diaspora, qui est devenue la voix de ceux qui ne peuvent pas s’exprimer.
Les signes de soutien populaire sont clairs et constants : les assemblées communautaires de 2021, les mobilisations contre les projets miniers et, plus récemment, les manifestations de 2024, qui ont donné lieu à des enlèvements et à des arrestations massives, démontrent que le peuple annobonais résiste malgré la peur et la répression. Chaque lettre clandestine, chaque message qui parvient à sortir, chaque geste de dignité confirme que le désir d’indépendance est bien vivant sur l’île.
Il est important de rappeler que ce combat ne date pas d’aujourd’hui. En 1976, nos aînés ont risqué leur vie en traversant l’Atlantique à bord d’un canot ou pirogue appelé Kindjadja, sans aucun système de navigation, avec juste la force des bras pendant huit jours jusqu’à Libreville, au Gabon. Là, ils ont réussi à envoyer des messages de secours à l’ONU et une lettre au président américain Gerald Ford — aujourd’hui déclassifiée et disponible sur WikiLeaks — dans laquelle ils écrivaient très clairement : « Annobón préfère se séparer de la Guinée équatoriale si cela était possible, mais notre cas n’est pas celui d’une sécession, mais simplement celui de la survie. » Veuillez consulter le lien
Cet esprit guide notre cause. Nous ne sommes pas des politiciens professionnels et ne répondons pas à des ambitions personnelles. Nous sommes les filles et les fils d’Annobón qui ne peuvent plus rester silencieux face à l’oubli et à la violence insidieuse qui s’exerce contre notre terre. Notre combat n’est pas idéologique : c’est un combat pour exister.