
La province congolaise de la Tshopo a été le théâtre d’une scène de violence d’une rare cruauté. Deux médecins, le Dr John Tangakeya, épidémiologiste et chef du Centre de traitement des épidémies (CTE) de Makiso, et le Dr Placide Mbungi, attaché à l’École de santé publique de Kisangani, ont été lynchés puis brûlés vifs le lundi 6 octobre 2025 à Ilambi, dans le territoire d’Isangi.
Les deux praticiens, en mission officielle pour la Division provinciale de la santé (DPS), ont été pris à partie par une foule en furie qui les accusait, sans preuve, de « vol de sexe ». D’après plusieurs témoins, la rumeur affirmait que le simple contact physique avec certaines personnes causerait une atrophie ou une disparition d’organes génitaux masculins.
Les vidéos de leur supplice, filmées par les assaillants eux-mêmes, ont rapidement circulé sur les réseaux sociaux, alimentant l’indignation nationale et la sidération au sein du corps médical. Selon la DPS/Tshopo, aucune disparition d’organes génitaux n’a pourtant été signalée dans la région au moment des faits.
Une psychose collective alimentée par les croyances
Le phénomène du « vol de sexe » n’est pas nouveau en RDC, mais il connaît ces dernières semaines un regain inquiétant dans la Tshopo et la province voisine de l’Ituri. Dans ces provinces, la peur et la rumeur se mêlent à des croyances mystiques profondément ancrées : la conviction que des objets, bagues ou parfums « magiques », permettraient de voler la virilité d’un homme par simple contact.
Selon des leaders communautaires à Ilambi, la population aurait cru voir les deux médecins porter des « bagues suspectes » et utiliser des parfums considérés comme magiques. De là, la rumeur s’est propagée à la vitesse d’un feu de brousse, jusqu’à provoquer un véritable mouvement de panique collective. Un membre de la société civile locale résume : « La foule était persuadée que les médecins étaient des sorciers. Pourtant, aucun cas concret de disparition n’a été observé. C’est la peur qui tue, pas la sorcellerie ».
D’autres agents de santé lynchés le même jour
Le drame d’Ilambi n’a pas été un cas isolé. Dans la même journée, deux autres agents sanitaires de la DPS ont été tués à Yafira, toujours dans le territoire d’Isangi, dans des conditions similaires. Ces enquêteurs se trouvaient en mission dans le cadre de la campagne de vaccination. Un autre médecin, vice-président du Conseil provincial de l’ordre des médecins, n’a échappé au lynchage que de justesse. Blessé à la tête, il a été évacué à Kisangani.
En additionnant ces tragédies, au moins neuf personnes ont trouvé la mort dans la province de la Tshopo ces derniers mois à cause de la même rumeur meurtrière. Des épisodes similaires ont été recensés à Bumba, Basoko et Yahuma, où des présumés « voleurs de sexe » ont été exécutés par la foule.
L’impuissance de l’État et la faillite de la raison
Ces meurtres collectifs posent une question grave : comment une société peut-elle basculer dans la barbarie au nom d’une croyance infondée ? Les réactions officielles se font encore attendre. La police, souvent débordée ou absente dans ces zones reculées, n’a pas pu intervenir à temps. Dans plusieurs cas, elle s’est contentée de récupérer des corps ou d’exfiltrer des suspects avant qu’ils ne soient lynchés.
Cette spirale de violence traduit une double faillite : celle de l’État, incapable d’assurer la protection de ses citoyens, et celle de la raison, minée par la peur et le manque d’éducation scientifique. Les campagnes de sensibilisation sur les superstitions et les rumeurs, souvent sporadiques, peinent à atteindre les zones rurales où la parole magique prévaut sur la parole médicale. Un cadre de la DPS, encore sous le choc, dénonce : « C’est une tragédie pour la science et pour notre pays. Nous envoyons des médecins pour sauver des vies, et la population les tue sur la base de mensonges »
Un phénomène symptomatique d’une crise plus profonde
Au-delà du fait divers, les lynchages liés au « vol de sexe » reflètent un malaise social et culturel plus profond. Ils traduisent la défiance croissante envers les institutions, l’État et les élites urbaines. Dans des régions marquées par la pauvreté et le déficit d’infrastructures, la moindre rumeur devient une explication commode à des frustrations accumulées.
Les spécialistes du comportement social en RDC y voient le signe d’une société en désarroi cognitif, où la peur de l’invisible supplée à l’absence d’information fiable. À Kisangani, certains habitants continuent d’emmener les présumées victimes de « vol de sexe » dans des églises pour des prières d’exorcisme.
Appel à la justice et à la pédagogie
Face à cette escalade, plusieurs organisations médicales et de défense des droits humains réclament une enquête judiciaire rigoureuse pour identifier les instigateurs des lynchages d’Ilambi et de Yafira. Mais elles appellent aussi à un travail de fond sur la sensibilisation communautaire, estimant que la répression seule ne suffira pas à éteindre la psychose.
La Fédération nationale des médecins a publié un communiqué dans lequel elle exige des garanties de sécurité pour le personnel sanitaire, tout en exhortant les autorités à mener des campagnes d’éducation populaire sur les fausses croyances liées au corps et à la sexualité. Au lendemain de ce double meurtre, la Tshopo pleure deux serviteurs de la santé publique. Mais la tragédie d’Ilambi ne doit pas être réduite à un épisode de violence irrationnelle. Elle révèle la nécessité urgente de reconstruire le lien entre science et société, foi et raison, peuple et institutions. Sans cela, la rumeur continuera de tuer là où la connaissance aurait pu sauver.