Porto-Novo, capitale marginalisée : le professeur Noukpo Agossou démonte le mythe du manque d’espace


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Professeur Noukpo Agossou
Professeur Noukpo Agossou

Dans cet entretien, nous parlons de Porto-Novo avec un féru de la ville, Professeur Noukpo Agossou. Natif de Porto-Novo, il n’a jamais pu se détacher de cette cité qu’il appelle avec fierté « la ville des villes ». Malgré les nombreuses années passées en France et au Canada, il est resté attaché à la « Cité des Aïnonvi » où il a choisi de vivre tout en étant enseignant à l’Université nationale du Bénin devenue Université d’Abomey-Calavi, distante d’une cinquantaine de kilomètres.

Noukpo Agossou se confie sur le sort qui est réservé à la ville de Porto-Novo, capitale du Bénin, confirmée par toutes les Constitutions adoptées par le pays. Capitale sur le papier, mais capitale dépouillée dans les faits au profit de Cotonou, ville pourtant dangereusement menacée par l’érosion côtière et promise à une disparition quasi-certaine dans quelques dizaines d’années, selon plusieurs études qui se sont penchées sur la question. Dans cette première partie de l’interview, le géographe assène des coups de massue à l’argument du manque d’espace souvent avancé pour justifier le délaissement de Porto-Novo.

Afrik.com : Nous allons faire une petite causerie sur Porto-Novo, cette ville pour laquelle vous vous battez depuis tant d’années, mais qui, au fil du temps, se voit dépourvue de tous ses attributs de capitale. Le dernier événement en date, c’est le départ déjà annoncé du dernier ministère abrité par Porto-Novo, le ministère des Enseignements maternel et primaire (MEMP) qui va rejoindre la nouvelle cité ministérielle érigée à Cotonou. En tant que Porto-Novien, et amoureux de cette ville, puisque c’est ce que vous êtes véritablement, que vous inspire ce choix du gouvernement d’enlever à Porto-Novo ce dernier ministère ?

Noukpo Agossou : Cette décision vient tout juste sceller un processus, mettre le terme définitif à un processus en cours ou enclenché depuis je ne sais combien de décennies, avec des ralentissements, des accélérations, des haltes, des re-départs, ainsi de suite. Je crois que c’est dans cet ordre-là. Personnellement, ça ne me fait plus mal outre mesure, car c’était comme quelque chose d’inéluctable, d’irréversible à un moment donné. Un seul ministère perdu quelque part, qu’est-ce que ça change en réalité ? Moi, je m’y attendais déjà depuis que la décision a été prise d’ériger à Cotonou une cité ministérielle. C’est un concept pratiquement nouveau chez nous : une cité ministérielle qui regroupe tous les ministères. C’est tout simplement ça, la concrétisation de l’œuvre de décapitation de Porto-Novo engagée et méthodiquement poursuivie depuis plus d’un siècle.

La cité ministérielle de Cotonou
La cité ministérielle de Cotonou

J’ai participé à une étude sur l’aménagement du plateau d’Abomey-Calavi et de la planification des extensions de Cotonou et de Porto-Novo. On avait produit, je crois bien, six volumes de documents sur cette question-là à l’époque. Cela remonte à une trentaine d’années. Une bonne partie de l’aménagement d’Abomey-Calavi a été réalisée sur la base de cette étude. Les travaux avaient été conduits par une équipe internationale dont j’étais le géographe. On devait être une douzaine : géographe, économiste, fiscaliste, sociologue, urbaniste, architecte, etc. En tout cas, c’était une équipe très costaude dans laquelle, en plus des Béninois, il y avait des Français.

L’étude a visiblement été réalisée sous le Président Nicéphore Soglo…

Eh oui… oui… oui. C’était en 1995 – 1996. C’est d’ailleurs ma première consultation après mon retour d’exil. Alors, à l’époque, moi j’avais déjà commencé mon projet d’ouvrage, Porto-Novo, décapitale du Bénin. Essai de géographie politique/polémique.

Quelles étaient les conclusions de cette étude ?

En gros, Porto-Novo devait être considéré juste comme un satellite, un appendice.

C’était cela les conclusions ?

Enfin, ce n’était pas dit en ces termes. Mais, pour quelqu’un qui sait lire entre les lignes dans le domaine de l’aménagement du territoire, de l’organisation régionale, c’était bien clair. Puisque les investissements devaient être concentrés sur Abomey-Calavi et Cotonou. Et cette politique ne date pas d’aujourd’hui. On peut rappeler par exemple le plan Arsac de 1961 qui ne concernait que l’aménagement et le développement des infrastructures à Cotonou. Mais, Cotonou avait un handicap majeur, le handicap des conditions naturelles. Plus des ¾ de la ville sont faits de zones humides et en proie à des inondations récurrentes. La ville est coincée entre l’océan et les autres plans d’eau, etc…

À un moment donné, il fallait trouver une solution plus appropriée pour recevoir les infrastructures, les équipements structurants. Donc Abomey-Calavi sur le plateau comme Porto-Novo, c’était tout trouvé. Et puis, il y avait de l’espace là-bas aussi. Ah oui, Abomey-Calavi, c’est quand même une commune assez étendue pour le sud de notre pays. Ensuite, elle dispose de plans d’eau assez étendus aussi pour communiquer avec Cotonou, Porto-Novo, le Nigeria et tout le reste. De plus, il y avait déjà l’université dont Porto-Novo avait été dessaisie, il ne faut pas l’oublier non plus. En outre, quand on parle d’espace disponible, l’ancienne palmeraie qui a été désaffectée livrait de vastes domaines susceptibles d’accueillir des infrastructures urbaines et urbanisantes.

Des espaces que Porto-Novo n’avait pas, dit-on.

Ça, ce n’est qu’un prétexte. Et ce prétexte-là ne m’agrée pas. Mais, il est toujours récurrent et revient à toutes les sauces. La cité ministérielle de Cotonou est logée dans un domaine qu’on a pu dégager de seulement 5 hectares et 37 centiares (www.gouv.bj, 17/01/2021). 7 hectares de l’ancien camp Bio Guerra-2 (Matin libre du 15/03/2022) ont été rendus disponibles pour abriter le nouvel hôtel de ville de Porto-Novo. Ce sur quoi 1 ha a été concédé au diocèse de Porto-Novo pour accueillir les services de l’aumônerie de l’ex-gendarmerie nationale. Dans une ville où il est toujours question du manque d’espace, est-on logiquement fondé à agir de la sorte ? Certains citoyens n’ont, en effet, point oublié le domaine contigu à la cathédrale Notre Dame donné par un préfet toujours au diocèse de Porto-Novo.

L'immeuble abritant les bureaux de la Banlieue de Porto-Novo à l'époque coloniale
L’immeuble abritant les bureaux de la Banlieue de Porto-Novo à l’époque coloniale

Si la volonté politique y était, n’y a-t-il pas de quoi domicilier la cité ministérielle à Porto-Novo ? Face au prétexte du manque d’espace, moi, je veux dire fermement non. Porto-Novo a été réduit à sa plus simple expression. Le vrai Porto-Novo dans son extension territoriale, c’est Sèmè-Kpodji, Akpro-Missérété, c’est Avrankou, c’est Adjarra, ce sont les Aguégués (chacune de ces localités est aujourd’hui une commune limitrophe de la commune de Porto-Novo, ndlr). Il faut consulter les documents d’histoire. Le découpage qui a dépouillé complètement Porto-Novo sur le plan territorial, spatial pour le réduire à la portion congrue que nous connaissons aujourd’hui de 52 km2 date de la période de Kérékou (il s’agit du premier règne de Mathieu Kérékou qui va de 1972 à 1990, ndlr). Si je consulte mes archives, je verrai la date précise. La réforme de l’administration territoriale-là ne date pas de si longtemps.

Mais comme les Porto-Noviens ne disent jamais rien et acceptent tout ce qui leur tombe dessus – il y a un adage populaire à Porto-Novo qui dit : « on administre un soufflet au Porto-Novien. Loin de riposter, il se contente de répliquer : on y est habitué, allant même jusqu’à tendre la deuxième joue pour recevoir une autre gifle ». – Il y avait des personnalités politiques et autres, des notabilités porto-noviennes dans ces équipes, dans ces commissions de découpage ou de redécoupage du territoire national. Mais, tous ceux-là n’ont rien dit. Sinon, ce dont je me souviens avec précision, c’est qu’il y avait ce qu’on appelait la circonscription urbaine de Porto-Novo qui avait à sa tête un maire et puis la sous-préfecture, je ne sais pas si c’est le terme exact, mais quelque chose d’équivalent, de Porto-Novo qui comprenait toutes les entités que j’ai citées plus haut (Sèmè-Kpodji, Akpro-Missérété, Avrankou, Adjarra, Aguégués).

Vous faites pratiquement allusion au découpage du cercle de Porto-Novo sous la période coloniale.

Oui. Jusqu’à la réforme dont je parle, c’était comme ça. Et l’administrateur à la tête de tout cet ensemble-là (Sèmè-Kpodji, Akpro-Missérété, Avrankou, Adjarra, Aguégués) avait ses bureaux à Porto-Novo et y résidait. Les bureaux occupaient un bâtiment juste entre la poste d’Oganla et l’ancienne Banque Internationale du Bénin (BIBE), actuelle Banque Internationale pour l’Industrie et le Commerce (BIIC). Il s’agit d’un immeuble à étage de style afro-brésilien, aujourd’hui dans un état de délabrement avancé. C’était là les bureaux de la Banlieue.

Mais, l’administrateur de la commune urbaine de Porto-Novo avait ses bureaux là où se trouve aujourd’hui la préfecture de Porto-Novo, dans un immeuble en bois. C’était là la mairie de Porto-Novo. Sourou Migan Apithy en tant que maire et ensuite Salomon Biokou ont officié dans cet immeuble. Et c’est – je ne sais plus si c’est sous Jean-Pierre Agondanou ou un autre administrateur – qu’on a commencé à exiger une souscription des contribuables pour construire le principal bâtiment de ce qui est devenu la préfecture après démolition du vieux bâtiment en bois.

C’était donc là la mairie de la commune urbaine de Porto-Novo. Voilà donc comment c’était organisé sur le plan de l’administration territoriale. Mais, c’était Porto-Novo, et ce qui délimitait ces deux entités (Porto-Novo ville et Porto-Novo Banlieue), c’était le boulevard extérieur. Toutes les entités territoriales situées au-delà de ce boulevard faisaient partie de la Banlieue. Même ma maison familiale à Houinmè était dans la Banlieue. Et tout ce qui était du côté sud de ce boulevard qui allait d’Avakpa jusqu’à Agbokou, faisait partie de la « ville ».

C’était la délimitation matérielle, physique des deux grandes entités. Tous les autres venaient pour les services dans le bâtiment que j’ai indiqué plus haut. Mais, les citadins « vrais » devaient se rendre dans les bureaux qu’abritait le bâtiment en bois. Donc, le manque d’espace, c’est de la mythologie tout simplement. La belle preuve, le premier site de l’université devait s’étendre du quartier Ouando jusqu’à Missérété. Ce n’était pas Porto-Novo ? L’Université de Porto-Novo sous l’égide de l’UNESCO devait occuper tout ce vaste domaine.

Qu’a-t-on fait de ce domaine ? L’a-t-on vendu aux populations ?

Mais oui. Le domaine a été morcelé et vendu aux populations. En commençant par qui de droit. On s’était servi comme cela se devait pour ainsi dire. Aujourd’hui, le domaine a accueilli des habitations privées.

Est-ce qu’au sein de l’équipe pluridisciplinaire dans laquelle vous étiez pour conduire l’étude dont nous avons parlé, vous aviez défendu la place de Porto-Novo en tant que capitale et vous aviez été mis en minorité ou bien qu’est-ce qui s’était passé ?

Non, officiellement, je n’ai pas pu défendre. Mais, en aparté, dans les coulisses, entre copains, oui. Moi je ne cache pas mes points de vue sur la capitale. Mais, comme je n’étais pas le maître d’ouvrage de cette consultation – c’était Fagnon Joseph qui m’a fait appel parce qu’on était ensemble à Strasbourg, et il me connaissait très bien. Quand les gens ont eu besoin d’un géographe, il m’a fait appel –, je ne pouvais pas défendre mordicus comme je le fais actuellement. Mais, je n’ai tout de même pas manqué de dire un certain nombre de choses au patron du bureau d’études, puisque je ne veux pas citer son nom.

Vous vous disiez que les jeux étaient faits, que Porto-Novo avait perdu la partie ?

Plus ou moins. Tel que c’était amorcé… une seule hirondelle ne faisant pas le printemps, moi seul dans cette équipe-là, avec les gros calibres français et autres, ceux qui m’ont appelé, je ne pouvais que suivre la tendance.

Donc dans l’équipe, il n’y a eu personne pour dire au lieu d’Abomey-Calavi, on pouvait regarder vers Porto-Novo ?

Non, non, personne. Ils avaient déjà leur plan, c’était déjà bétonné en quelque sorte. Le choix était déjà fait, et c’était Abomey-Calavi. Ce que j’ai pu avancer au cours des échanges – et ça, je l’avais défendu, mais ça n’a pas été retenu –, c’est une terminologie : la Lacconurbation, ce néologisme est composé de lac pour système lagunaire/lacustre ; con qui signifie avec ; urb = ville ; ation désignant le processus en cours (i. e. la conurbation en cours de réalisation autour du système lagunaire/lacustre) pour confédérer toutes ces entités-là.

Moi, j’ai même mis Ouidah, Abomey-Calavi, Cotonou, Porto-Novo et sa banlieue. Dans l’ouvrage Décapitale, j’ai fait un modèle pour montrer que ce qui est certain, c’est que Porto-Novo ne peut plus jouer le rôle de métropole économique, Cotonou remplissant déjà cette fonction ; mais, il faudrait lui redonner ses attributs de capitale d’État. Et j’ai analysé presque tous les modèles à travers les continents que compte la Terre.

Et donc, la conurbation en question permettrait de contrebalancer le poids hypertrophiant de Cotonou et de faire de Porto-Novo quand même une capitale d’État. Mes amis n’ont pas accepté cette terminologie, lui préférant le Grand Nokoué (le territoire du Grand Nokoué est constitué de cinq communes à savoir : Cotonou, Porto-Novo, Ouidah, Abomey-Calavi et Sèmè-Podji, ndlr). Sinon pour ça là au moins, on a eu un débat à partir de la terminologie que j’ai proposée. À partir de la terminologie, du néologisme de la Lacconurbation autour du système lagunaire et lacustre de Ouidah, Abomey-Calavi, Cotonou, Porto-Novo et tout ce qui les entoure. Ce n’est pas seulement ces villes-là. Bon ça n’a pas été adopté, ce néologisme peut-être trop rébarbatif… de toute façon ce n’est pas un problème. L’histoire retiendra quelque chose.

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Par Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
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