Le paradoxe marocain : une jeunesse algorithmique


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GENZ 212 Maroc
GENZ 212 Maroc

« Où m’emmènes-tu ? » demande le lecteur. « Au continent où l’on retrouve les racines de Génération Z 212 ».

Al-Khawarizmi, dans son au-delà, doit s’étonner des mutations induites par ses théories mathématiques douze siècles plus tard. Mohamed Ben Moussa Al-Khawarizmi, latinisé en Algoritmi, né dans les années 780 dans la région de Kwarezm, actuel Ouzbékistan, mort vers 850 à Bagdad, est le codificateur de l’algèbre et de l’algorithmique. Il vit sous le règne d’Al-Mamoun (1786-833). L’Empire abbasside connaît, à cette époque, son apogée culturelle. Al-Khawarizmi est mathématicien, géographe, astronome, membre de la Maison de la sagesse de Bagdad. Ses écrits en langue arabe, traduits en latin au douzième siècle, introduisent les chiffres arabes dans les miscellanées occidentales. Son livre Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison pose les fondations de l’algèbre avec l’étude systématique des équations du premier et du second degré. L’algorithme se définit comme une suite finie d’instructions et d’opérations permettant de résoudre un ensemble de problèmes. Depuis la révolution numérique, l’algorithmique structure, architecture, ordonnance le monde. Les mouvements sociaux se manœuvrent sur les réseaux sociaux.

J’imagine Al-Khawarizmi au cœur de la nuit, courbé sur la lueur d’une chandelle, propulsant ses algorithmes dix, vingt, cent siècles devant lui, vérifiant l’éternité de leur opérabilité. Al-Khawarizmi nous regarde avec un brin d’ironie socratique.

Génération Z 212 est un artefact de la révolution numérique. Z, dernière lettre de l’alphabet, peut indiquer la clôture d’un cycle, la fin d’une époque. La pensée philosophique s’absente. Des prémisses de sens global germinent ici et là. Des expériences exemplaires s’entreprennent, tardent à s’épanouir. Les attentes noient dans le marasme technocratique. Les choses se font par défaut. Sans transcendance, sans immanence. Un monde d’extériorité inidentifiable, incognoscible, incompréhensible. La signification suprême, cimentée par la foi, se volatilise. L’absolu décampe. La dignité, exigent-ils, dans une sensation de manque. Le ressenti général qui prévaut, c’est l’inquiétude diffuse, l’anxiété profuse, l’angoisse incluse. La trompeuse rhétorique politique ne passe plus l’écluse. Les gardiens du phare gèrent leurs affaires parallèles. Les discours édifiants aggravent le malheur. La société n’est qu’une conscience reportée, une expérience avortée, en attendant le déluge.

A lire : Génération Z 212. T = A/O x V. extrait 1

Je distingue d’un côté Génération Z 212, appellation limpide, lisible, buissonnière, qui peut s’étendre aux dizaines de milliers de manifestants, descendus dans la rue sans préjugés, et de l’autre côté Genz212, abréviation nébuleuse, hermétique, inintelligible, qui désigne un groupuscule d’activistes, clandestin, lanceur d’alerte, gardant jalousement l’initiative, l’orientation protestative, la tactique organisationnelle, la technique communicationnelle. La révolution mentale à peine entamée, l’implacable répression l’écrabouille. La jeunesse se sent libérée. Elle ne sait pas de quoi. La peur se réinstalle. La société marocaine se vide de ses forces vives. Les cerveaux s’évadent. Un seul projet dans les têtes, l’immigration. La contestation est réactive. Tantôt offensive. Tantôt défensive. Sans imagination. Sans créativité. Les jeunes devraient lire, attentivement, les livres sans concession, les plumes sans compromission, Driss Chraïbi, Edmond Amran El Maleh, Mohammed Kaîr-Eddine, Mohamed Leftah. Une seule alternative, la révolution culturelle.

Génération Z 212 se décline, sur le terrain, en nombreuses tendances, monarchistes, légitimistes, humanitaristes, islamistes, marxistes, trotskistes, anarchistes. Les collégiens, les lycéens, les doctorants au chômage sont incapables de prévoir un devenir. Chaque groupuscule est autonome. Juxtaposition, diversité, complexité, superficialité des références. Les observateurs ne s’attardent sur les subtilités idéologiques. Les journalistes, les éditorialistes, les commentateurs traitent le mouvement en bloc Génération Z 212 est à l’image de la société marocaine, contradictoire, paradoxale, extravagante. Les Civic Z représentent la société civile, critiques et loyalistes. Les Rebel-Gen Z sont des étudiants en situation de blocage, amateurs de débats débridés, passionnés, frénétiques. La parole publique est une conquête précieuse. Le consens se fait sur le pacifisme. Toutes ces inclinations cherchent désespérément un sens. Or, le sens ne se développe que dans la liberté concrète. Le sens avant d’être une pensée à l’œuvre, présuppose une épreuve œdipienne. Le monde est livré au chaos. Génération Z 212 est un dérèglement libérateur.
Génération Z 212 inaugure involontairement une rythmanalyse singulière. Dans le mot Algorithme s’entend phonétiquement le mot rythme, du grec rhuthmos et du latin rhythmus, autrement dit mouvement, balancement, cadence, alternativité. J’ai travaillé Henri Lefebvre (1901-1991) sur le concept. La rythmanalyse étudie les rythmes dans la société et dans les pratiques quotidiennes avec une approche pluridisciplinaire, anthropologique, sociologique, psychologique, musicologique, philosophique, musicologique, plastique. L’accent est mis sur le rôle essentiel des rythmes dans la construction de la vie sociale et de l’existence individuelle. La rythmanalyse est à la fois un outil d’exploration critique de l’espace et du temps, et une poétique du corps. Henri Lefebvre, utilise le matérialisme dialectique dans une théorisation du romantisme révolutionnaire. C’est par l’étude des pratiques quotidiennes que se pensent les rapports que la société entretient avec l’espace. L’espace urbain est un produit social, façonné par les gestes, les déplacements, les projets. Dans les sociétés agraires, l’espace et le temps ne sont pas séparés. Le temps se lit dans l’espace naturel. L’écoulement du temps est visible dans l’environnement. Les rythmes de la vie sont balisés par des rites. A partir du moment où cet espace est approprié par les humains, aménagé, ordonnancé, il s’intègre dans les rapports sociaux de production. Le technocratisme transforme la production de l’espace en processus homogène, compact, itératif. La Charte d’Athènes de 1933 fait des villes des productions industrielles. « Il n’est pas besoin d’examiner longtemps les villes modernes, les banlieues, les constructions nouvelles, pour constater que tout se ressemble. Triste évidence. Le répétitif l’emporte sur l’unicité, le factice sur le spontané, le sophistiqué sur le naturel. Ces espaces répétitifs sortent des gestes répétitifs des travailleurs, des interventions répétitives des machines, des bulldozers, des grues, des marteaux-piqueurs. Ces espaces sont interchangeables. Ils s’achètent. Ils se vendent. Ils n’ont entre eux que des différences quantifiables, évaluables en argent. La répétition règne. Un tel espace peut-il encore se dire œuvre ? » (Henri Lefebvre). La ville n’est qu’une retombée de l’abstraction du monde. Le temps devient linéaire, cumulatif, avant de s’abstraire à son tour. La ville, surveillée, patrouillée, bornée d’interdits, n’est plus qu’un espace de dispersement, d’éparpillement. La crise covidaire sert de répétition liberticide. L’usage de l’espace et du temps sont partout contraints. Les cycles, les rythmes sont écrasés par la linéarité répétitive.

La Génération Z 212, par son irruption dans l’espace public, réactive, régénère des endroits vidés de leur raison d’être. Elle impulse une dynamique des corps. Les corps sont des agencements de rythmes. Ils relient les cycles du temps, les besoins, les désirs, les marches, les gestes ; L’espace animé est une extension du corps. Quand on analyse les témoignages des étudiants marocains dans les médias, il ressort qu’ils recherchent le bien-être au-delà de la satisfaction des besoins vitaux. Le rééquilibrage des rythmes spatio-temporels est thérapeutique. Dans ma thèse fondatrice de la discipline psychopathologie urbaine, je recense les maladies de la ville qui génèrent les pathologies organiques et psychiques individuelles. Le stress, la peur panique, la mélancolie anxieuse, la dépression récurrente, la phobie spécifique, l’anxiété sociale, la vulnérabilité multifactorielle, l’agoraphobie sont des troubles typiquement urbains. Ils ne peuvent être soignés qu’en agissant sur l’environnement. Or, l’abusive sécurisation de la ville la transforme en source d’insécurité. Les urbanistes, les architectes, les aménageurs exécutent techniquement les cahiers des charges sans se préoccuper des dysfonctionnements sociaux qu’ils induisent comme ghettoïsations, marginalisations, désocialisations.

A lire : Génération Z 212. par Mustapha Saha : Conversation avec un psychanalyste marocain

Le poète incarne l’esthétique de la rythmanalyse. Il sublime le réel. Il métamorphose le présent. Il transfigure l’espace et le temps. Il forge les mots qui relient les citadins aux temporalités, aux spatialités. Redonner une place au corps passe nécessairement par l’esthétique. La perception de la ville doit une expérience esthétique, une observation transformatrice, une créativité transmutative. La ville doit être une œuvre artistique. En Mai 68, nous avons abondamment investi l’art dans la rue. Combien de politiques marocains lisent, assimilent les livres d’Henri Lefebvre, les mettent en pratique ? En voici quelques-uns que je recommande particulièrement. Henri Lefebvre : Le Droit à la ville, éditions Anthropos, 1968, La Révolution urbaine, éditions Gallimard, 1970, La Production de l’espace, éditions Anthropos, 1974. Henri Lefebvre et son épouse Catherine Régulier-Lefebvre, Eléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes, éditions Syllepse, 1992. Henri Lefebvre, Éléments de rythmanalyse et autres essais sur les temporalités, éditions Étérotopia/Rhizome, 2019.

La rythmanalyse est inventée, dès le début du vingtième siècle, par le philosophe portugais Lucio Alberto Pinheiro Dos Santos (1889-1961). Sa théorie inspire La Dialectique de la durée de Gaston Bachelard (1884-1962), éditions Boivin, 1936. Le nom de Lucio Alberto Pinheiro Dos Santos, étudiant de Polytechnique, apparaît, pour la première fois dans les journaux en 1907 à l’occasion d’un mouvement contestataire secouant l’université portugaise, qui provoque la dissolution des Cortes, l’assassinat du roi Dom Carlos et du prince Luis Philipe, la dictature de Joao Franco. Lucio Alberto Pinheiro Dos Santos obtient une bourse pour suivre des études de mathématiques à Bruxelles et des cours de philosophie à la Sorbonne. Le traité sur la rythmanalyse est rédigé en trois versions, en 1916, en 1929 et en 1931. Cette dernière mouture, qu’il envoie à Gaston Bachelard, est la plus développée. La rythmanalyse traite des relations entre la substance et le temps à la lumière de la physique ondulatoire. La matière est perçue comme l’état de vibration transitoire d’une énergie dont les multiples irradiations maintiennent un équilibre, qui nous donne l’illusion de stabilité, comparable à une symphonie avec une centaine d’instruments, chacun avec son rythme, son timbre, son intensité, son amplitude. Il ne s’agit pas de nier les réalités, ni les formes par lesquelles elles se révèlent à notre expérience. « Tout mouvement s’insinue dans notre âme. Ce qui démontre son essence de communicabilité ». Tous les mouvements, intérieurs et extérieurs, sont en syntonie. Toute œuvre, dans les sciences et les arts, possède des analogies. « L’âme humaine est un résonateur universel ». Le château de Léonard de Vinci à Amboise frémit toujours de vibrations créationnistes. C’est l’infinie symphonie de rythmes, la succession d’accords et de désaccords, qui constitue la connaissance. Puisse cette évocation actualiser une œuvre philosophique majeure, méconnue, fondatrice d’un rapport dynamique au monde, en concordance avec les mouvements sociaux qui s’amorcent dans plusieurs coins de la planète. Cf. Gaston Bachelard, La Dialectique de la durée, éditions Presses Universitaire de France, 1950.

Le droit à la dignité

L’impératif est, sans conteste, le droit à dignité. La Déclaration universelle des droits humains de 1948 stipule que chaque être humain bénéficie du droit à la dignité, au respect de sa valeur propre. Etymologiquement, le latin dignitas recouvre deux acceptions. La dignité est l’égal attribut de toute existence humaine. La seconde signification désigne l’autonomie de la volonté comme seule caractéristique de la dignité. L’éthique minimale, d’inspiration libertaire, fondée sur le principe de non-nuisance, développée par le philosophe Ruwen Ogien (1947-2017), est une éthique anti-paternaliste. Cette éthique minimale reconnaît un droit de cité égal pour chaque humain. Jusqu’en Mai 68, l’enseignement de la morale sévit dans les écoles françaises avec obligation de porter des blouses grises et menace de bonnets d’âne. Mis à part quelques fétichistes, personne ne plaide aujourd’hui pour le retour de la rigueur et des châtiments corporels dans les établissements d’enseignement. La nostalgie de morale castratrice, en revanche, revient en force. Cf. Ruwen Ogien, La Guerre aux pauvres commence à l’école, éditions Grasset, 2013.

La dignité de la personne humaine est apparue récemment comme concept du droit positif. Ce n’est qu’en 1994 que le principe de dignité est inscrit, pour la première fois, dans une loi bioéthique Code civil français dont l’article 16 dispose : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à sa dignité, garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie ». « La sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation » est, depuis cette date, un principe à valeur constitutionnelle. Beaucoup de concepts juridiques, fortement remis en cause, comment l’ordre public, les bonnes mœurs, sont, de fait, obsolètes. La dignité échappe aux catégories classiques du droit. Elle est indémontrable, irréfutable, indérogeable. La dignité substantialise la liberté. La liberté de mourir de faim n’est pas la liberté. Il est impossible de démontrer la valeur d’un être humain. Il faudrait pour cela connaître l’essence humaine et le sens de la vie. Mais, il est possible et suffisant de montrer cette valeur par son contraire. Il s’agit d’une question hautement ontologique et métaphysique. Quand les jeunes, qui subissent des humiliations en chaîne, réclament la dignité, ils savent de quoi ils parlent. Intervient le concept d’intuition. La dignité doit être posée, en dehors de toute autre considération, comme un devoir-être, comme un refus de blesser la sensibilité d’autrui.

J’ai fait un travail de recherche qui établit que la liberté au singulier n’est qu’un idéal, ou plutôt un idéel, qui n’existe que dans l’idée qui le formule. Il n’existe concrètement que des libertés au pluriel, applicables dans des domaines spécifiques. La liberté de conscience, la liberté d’expression, la liberté d’opinion, la liberté de réunion, la liberté de circulation, la liberté de manifestation, sont autant de libertés contrariés par les systèmes de surveillance et de contrôle. Cf. Gilles Deleuze, Sur l’appareils d’Etat et la machine de guerre, séminaire Novembre 1979-Mars 1980, éditions de Minuit, 2025. Le combat pour les libertés individuelles et collectives dure depuis plusieurs siècles. Habeas Corpus Act anglais de 1679 préconise la liberté de disposer de son propre corps. En France, cette même liberté n’apparaît qu’en 1789, dans l’article 7 des Droits de l’homme et du citoyen. « Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis. Tout homme étant présumé innocent, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Les libertés individuelles fondamentales sont appelées droits natures. Ces droits sont inaliénables, inviolables, imprescriptibles, universels, indépendants de toute convention. Ils regroupent justement le droit à la vie, à la santé, à l’éducation.

L’effet de surprise

La société marocaine est engoncée dans l’habitude, la routine, la répétitivité, la récursivité, l’accoutumance, l’assuétude. Elle se sécurise dans le cours régulier, prévisible, devinable des choses. Les marocains sont, en même temps, assujettis aux préceptes religieux et curieux de l’invisible, de l’imperceptible, de l’insaisissable, de l’ineffable, de l’indescriptible, de l’indicible. Les fantômes, les ectoplasmes, les revenants hantent leur imaginaire collectif. Des pratiques antédiluviennes de la sorcellerie, de l’archimagie, de l’occultisme sont indissociables des superstitions. Quand un événement inattendu renverse soudainement la continuité des choses, les psychologies sont déstabilisées, désarçonnées, désorientées. Elles sont choquées par le non-retour du même. La surprise est le contraire de l’habitude.

Dans le cas le plus rassurant, la surprise est ressentie comme une incidence perturbatrice, dans le pire comme une catastrophe destructrice. Dans l’expérience protestative de Génération Z 212, s’interroge le rapport entre l’événement et le récit. La surprise fonctionne optimalement dans les situations léthargiques. La stratégie communicationnelle inédite joue un rôle central. La gouvernance est secouée dans son autosatisfaction, dans son engourdissement. La provenance instigatrice est d’autant plus imprenable qu’elle est indétectable. L’habitude est l’attitude collective, apathique, réitérative, impersonnelle, stéréotypique, automatique. La surprise déflagre l’atmosphère consensualiste, accommodante, pacifiante. Elle provoque des réactions euphoriques ou dysphoriques.

Quand la source est indépistable, la stupéfaction est plus prégnante, la sensation de l’inconnu est plus saisissante. La cible se réveille brutalement de sa torpeur. La surprise politique est pathémique. Elle contamine les émotions de tous les marocains. La gouvernance se relativise. Genz212 se propage dans toute la planète. La gouvernance se relativise. Ses effets d’annonce perdent leur impact.

Une tornade sociale n’obéit à aucune logique prévisible. Elle ne se planifie pas. Elle ne se prémédite pas. Elle échappe souvent à ses propres initiateurs. Elle s’abat sur la politique sans alerte, sans signes avant-coureurs. Elle surgit, en général, des périphéries négligées. Elle s’exponentialise des marges au centre. En septembre 2025, le Maroc est internationalement réputé pour sa tranquillité. Les touristes y accourent. Personne ne s’attend à une secousse de grande ampleur. La politique, domaine réservé des élites technocratiques et makhzéniennes, est inapprochable. Les plafonds de verre sont si hauts qu’ils sont inaccessibles. La gouvernance ignore la jeunesse, la jeunesse travailleuse, la jeunesse étudiante, la jeunesse chômeuse. Toute la jeunesse en somme. Puis, voilà que surgit des plateformes internétiques, armés de missiles algorithmiques, des guérilleros médiatiques méconnus, conscients d’eux-mêmes, conscients de leur force de frappe, conscients des maux endémiques d’une société duale, mais ne représentant finalement qu’un groupe anonyme, clandestin, énigmatique, de toute évidence arabisant. Les traductions automatiques en français sont calamiteuses, surchargées d’erreurs, de contresens, de méprises, de confusions, de quiproquos, et, en fin de compte, d’artefacts comiques. Une tendance dirigiste, intransigeante, péremptoire, transparaît dans les communiqués. A croire qu’un souffleur caché dicte ses recommandations sous les planches.
Cet amateurisme se caractérise par le spontanéisme, l’enthousiasme, le bricolage. Ni leaders, ni porte-paroles. Un fantôme internétique. La culture manga se politise. L’indicatif téléphonique marocain, détourné come un code ésotérique, amphigourique. Le symbole n’est pas rien. Le sigle sonne bien. La dignité passe par le droit à la santé, à l’éducation, au logement. Il n’en faut pas plus pour frapper juste. La dignité, c’est aussi le droit à la ville défini par Henri Lefebvre. Le droit à la campagne, de moins en moins régulé par l’organisation tribale, se perd. L’agriculture industrielle le liquide. Témoignage rapporté par le magazine Basta, daté du 15 octobre 2025 : « Au Maroc, si tu as l’air pauvre, la police te rabaisse, te dégrade, te tabasse ». Les jeunes marocains disent aujourd’hui : « Un stade de hockey à 250 millions de dirhams, 23 millions d’euros, est construit à Rabat. En attendant, nous manquons de moyens minimaux dans nos facultés. Des gens vivent encore sous des tentes après le séisme d’Al Haouz, deux ans après ». Un étudiant en médecine : « Quand je suis en garde à l’hôpital, je suis en manque de compresses et de gants stériles ».

A lire : GenZ 212 et la santé au Maroc : quand la jeunesse défie un système à bout de souffle

La jeunesse marocaine acquiert une chose précieuse, la prise de conscience des dysfonctionnements étatiques. Les mots se libèrent. « Nous marchions tranquillement dans la rue. L’un de nous se fait embarquer par des policiers sans motif. Il est relâché le lendemain matin sans explication ». Le plaisir de la répression et la répression du plaisir au pair. « Si vous avez l’air riche, si vous êtes solvable pour leur gratte, ils vous obtiennent des laissez-passer ». Tout se paie. La moindre faveur se rentabilise.

L’émotion collective

La philosophie ne doit pas abdiquer devant l’émotion, le sentiment, la passion. Elle doit traiter de ces objets obscurs comme objets omniprésents dans la vie quotidienne. Il s’agit de transcender les deux pathologies de la pensée actuelle, l’optimisme bêlant et le pessimisme accablant. Hyppolite Taine (1828-1893) associe les émotions collectives aux forces agissantes dans l’histoire, mais les placent dans les bas-fonds de la conscience humaine. De telles émotions, selon lui, émanent de foules irrationnelles, déchaînées, enragées, excessives, incontrôlables. Le pacifisme, prôné par Génération Z 212, sert à canaliser la colère populaire. La répression se retrouve sans alibis de provocations. Au-delà de la méfiance inspirée par les manifestations de masse, l’historien Lucien Febvre (1878-1956) fait des préoccupations quotidiennes et de leurs incidences affectives des objets d’étude à part entière. Henri Lefebvre (1901-1991) les hisse en discipline sociologique. Cf. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, éditions Grasset, 1947. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne II. Les Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, éditions L’Arche, 1961. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne III. De la modernité au modernisme. Editions de l’Arche, 1981. Henri Lefebvre, La Vie quotidienne dans le monde moderne, éditions Gallimard, 1968).

L’émotion collective relève de la psychologie sociale, terrain d’étude à la fois majeur et fluctuant. Au cours du vingtième siècle, les psychologues sociaux se sont désintéressés des rassemblements de foule et des mouvements de masse. Ils se sont centrés sur les processus interpersonnels. Les notions de foule et de collectivité sont écartées au profit des phénomènes intrapsychiques. Les comportements collectifs se constatent sans faire l’objet d’analyses approfondies. De vieux classiques, souvent marqués l’aryanocentrisme d’Ernest Renan, par l’idéologie coloniale, ont pris des rides irrattrapables. La Psychologie des foules de Gustave Le Bon, paru en 1895, considère la foule comme une entité psychologique particulière, sans raisonnement, sans lucidité, une force brute que seule une répression brutale peut arrêter. Cette interprétation a justifié les pires massacres coloniaux. Elle continue à s’exercer dans les politiques sécuritaires. L’individu dans la foule abandonnerait sa personnalité. Il accomplirait des actes qu’il ne commet jamais tout seul. L’individu noyé dans la masse serait hypnotisé, suggestible, insensible. Il serait travaillé par une passion contagieuse. Il deviendrait un automate téléguidé, totalement irresponsable. Autant dire qu’il se transformerait en bête sauvage, agressive, meurtrière. La foule a besoin de meneurs pour canaliser sa violence. Les jeunes matraqués sont ainsi perçus.

Dans L’Opinion et la foule, 1901, Gabriel Tarde (1843-1904) note que certains écrivains désignent par le mot ambigu de foule toutes sortes de groupements humains. Il convient donc de ne pas confondre foule et public, vocable susceptible lui-même d’acceptions diverses. Il reste à faire la psychologie du public comme une collectivité purement spirituelle, une dissémination physiquement séparée, dont la cohésion est toute mentale. Dans les regroupements religieux, les moussems, les pèlerinages, les processions, les gens échangent, partagent, communient, s’exaltent sans forcément se connaître. Les croyances collectives se greffent sur des ritualisations codifiées une fois pour toutes. Cf. Serge Moscovici, La machine à faire des dieux, éditions Fayard, 1988. Les crises collectives doivent être expliquées par des causes sociales et non psychiques. Les passions humaines stimulent les initiatives politiques, religieuses, culturelles. En interagissant, la collectivité rassemblée modifie la conscience de ses membres. Les imagos, les symboles, les emblèmes se revivifient. Les traditions et les innovations s’amalgament. Les représentations s’inventent dans l’émulation, l’exultation, le chant, la danse, la théâtralisation. Génération Z 212 entraine des adhésions débordantes, qui s’effilochent quand la peur se réinstalle.

Les liens entre la psychologie des foules et les représentations sociales sont les interfaces entre l’individuel et le collectif, entre l’émotionnel et le cognitif. Les rassemblements émotionnels sont des moments clés des croyances communes. Génération Z 212 entre dans l’histoire non par sa genèse internétique, virtuelle, fictionnelle, mais par sa concrétisation dans les réalités sociales. Selon Émile Durkheim (1858-1917), les rituels religieux sont les procédures les plus efficaces pour conforter l’appartenance de l’individu au groupe. Les messes coordonnent, synchronisent les gestuelles et les expressions vocales. Les manifestations collectives engendrent une atmosphère de communion. Les manifestations de Génération Z 212 interviennent après une longue litanie de traumatismes collectifs. Les services publics ne collectivement jugés que sur leurs imperfections, leurs carences, leurs déficiences, leurs pénuries, leurs indigences, leurs bavures.

La révolution numérique inclut une nouvelle grammaire politique. Deux-cent-mille jeunes échangent, en temps réel, sur une plate-forme internétique. Des millions de mots circulent librement. N’en demeurent que quelques idées basiques, des revendications vitales, la santé, l’éducation, la dignité, la libération des prisonniers. Toute cette effervescence est virtuelle. Les messages passent. La réalité se dresse comme un mur infranchissable.

L’épreuve de vérité, quoi qu’il arrive, reste la mobilisation dans la rue. Des appels à manifester reprennent. Les communiqués, probablement rédigés de la même main, se ressemblent. Nulle formule percutante. Nulle métaphore virevoltante. Nulle accroche. Le dehors algorithmique fait tache d’huile et se ghettoïse. Le dedans social se rétracte et se paralyse. L’espérance flotte comme un nuage. Répondent aux appels à manifester des groupes épars, trop négligeables pour peser sur la balance des événements. La presse s’abstient de les évoquer. La tempête, digne des gros titres, n’a duré que le temps d’un séisme social.

Théorie des paradoxes

Cinq paradoxalités marocaines. La cohabitation de la centralité et de la localité. La coexistence de la traditionalité et de la modernité. La mitoyenneté de la religiosité et de la festivité. La contiguïté de la loyauté et de la subversivité. L’alternativité de la flexibilité et de la rigidité. La marocanité, c’est l’adoption de tout et de son contraire. Les marocains sont constamment confrontés au paradoxe existentiel. Ils sont dans l’inexplicabilité des choses. Ils se dispensent de les penser. Ils se satisfont des dogmes et des tabous. La psychologie marocaine est structurée par des valeurs contradictoires accumulées depuis mille ans. Dans ce paradoxe, les incompatibilités, les antinomies ne sont pas dissociables. Le paradoxe est différent du dilemme où il est possible de choisir entre deux injonctions. Les marocains des anciennes générations se désintéressent, de manière générale, de la politique qui s’exerce dans des cercles partidaires, partisanes, élitaires. Ils perçoivent les inégalités comme des fatalités, les décisions gouvernementales comme des adversités inévitables. Les absurdités sont admises comme des déveines prescrites. La gouvernance écoule ses affirmations fallacieuses comme argumentaires irrécusables.

Les premiers paradoxes, théorisés par Zénon d’Élée, remontent à l’antiquité grecque. Il montre les absurdités résultant des tentatives pythagoriciennes de découper le temps. Le paradoxe sera, dès lors, un puissant moteur des sciences physiques et des mathématiques. Le paradoxe de la poule et de l’œuf est connu. Le paradoxe de la nuit noir est scientifiquement, métaphoriquement, poétiquement significatif. Pendant longtemps, on a cru l’univers statique, infini. Le paradoxe est résolu par la cosmologie moderne. La théorie du Bing Bang implique un univers dynamique et d’âge fini. L’obscurité de la nuit en découle. L’espace serait-il chiffonné au point de créer des mirages des lointaines galaxies ? Cf. Jean-Pierre Luminet, L’univers chiffonné, éditions Gallimard, 2005. Au Maroc, c’est le système politique, brouillé par une double bureaucratie technocratique et makhzénienne, qui semble indécryptable. La théorie de la relativité générale énonce l’instabilité de l’univers entre contraction et expansion. La lumière de la plupart des étoiles n’a pas le temps d’arriver jusqu’à la terre. Comment une idéologie politique fondée sur la stabilité peut-elle être crédible. La stabilité, c’est l’immobilité, la stagnation, l’ankylose. Les paradoxes s’opposent, quoi qu’il en soit, aux préjugés. « Pardonnez-moi mes paradoxes. Il en faut quand on réfléchit. J’aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés » (Jean-Jacques Rousseau, Les confessions, 1789). L’actualité marocaine se prête aux raisonnements sournois, aux fausses promesses, aux duplicités programmatiques, aux plombages contextuels, aux amalgames sémantiques. Si je peux, à toute fin utile, apporter une antithèse au paralogisme, ma contribution ne sera pas vaine.

Le Paradoxe existentiel

L’École de Palo Alto rattache le paradoxe à la double contrainte. L’étude de Gregory Bateson sur La Paradoxe de l’abstraction dans la communication analyse les mécanismes de la schizophrénie collective, qui se révèle un effort d’adaptation aux pressions sociales. Dans Système et structure. Anthony Wilden définit le paradoxe existentiel comme une intentionnalisation, consciente ou inconsciente, qui se place hors des catégories officielles de la vérité et de la fausseté, hors des normes dominantes. Le paradoxe existentiel diffère du paradoxe purement logique dans la mesure où il repose sur la communication et implique une intervention humaine. L’action de Genz212 est l’exemple type du paradoxe existentiel. Genz212 est, à la fois, un acte d’obéissance civique par son loyalisme et de désobéissance civile par son défi. D’où son effet de surprise et l’émotion collective qu’il suscite. Un électrochoc dans la léthargie générale. Cf. Anthony Wilden, Système et structure. Essais sur la communication et l’échange, 1972, traduction française éditions Boréal Express, Montréal, 1983.

Bouquet d’idées pour les libérations futures

Mai 68 fait de l’espace public l’épicentre de l’émotion esthétique et de la parole libératrice et de l’émotion esthétique. L’émotion collective devient festive, créative, stimulative. Les arts vivants désertent les salles de spectacle. Dans le cités d’exclusion, la révolte est une sédition carnavalesque. En Mai 68, Nous sommes réalistes. Nous demandons l’impossible. Nous vivons sans temps morts. Nous jouissons sans entraves. Nous laissons la peur du rouge au bêtes à cornes. Nous sommes marxistes tendance Groucho. « Les lobbys mondiaux propagent une politique de dépréciation systématique du vivant en accordant une priorité dévastatrice à la finance, à la rentabilité, au profit. Progresse en nous, autour de nous, le désert du cœur, le vide de la conscience. Jamais on n’a vu autant de flambées insurrectionnelles s’embraser, s’éteindre, se rallumer dans ce monde que la danse macabre de l’argent prétend faire tourner en rond. Nous ne voulons pas d’un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui » (Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, éditions Gallimard, 1967. Livre culte). Nous créons l’Atelier populaire aux Beaux-Arts. Dans les cavernes d’ordre, nos mains façonnent des œuvres immortelles. Je dessine La Beauté dans la rue, la laideur au pouvoir. Je figure une étudiante, en jupe en froufrous, jetant un pavé. Nous tapissons les façades des beaux quartiers d’affiches, de tracts, des graffitis, de dazibaos. La théorie déserte les amphithéâtres. Elle s’écrit dans la rue. Nous rompons avec les mandarins : Professeurs, vous êtes vieux, votre culture aussi. Nous détournons les publicités idiotes.

Nous contestons le spectacle et la contestation du spectacle. Nous mettons en garde contre le virus de la marchandise : Consommez plus, Vous vivrez moins. Les slogans sont anonymes. Personne ne réclame leur copyright. Maurice Blanchot parle de communisme d’écriture. Nous publions un livre collectif, sans signatures, aux éditions François Maspero sous le titre Ce n’est qu’un début, continuons le combat. Notre lutte est exclusivement culturelle. La Sorbonne, le théâtre de l’Odéon nous servent de tribunes. Le Quartier latin nous appartient. Les universités s’animent. Nous vivons sans temps morts. Nous jouissons sans entraves. Nous dévorons l’instant présent dans l’intensité poétique. « La révolte seule est créatrice de lumière » (Tristan Tzara). Nous cultivons sciemment le romantisme, le surréalisme, le lyrisme. Nous publions un livre collectif, sans signatures, aux éditions François Maspero sous le titre Ce n’est qu’un début, continuons le combat. Le printemps 68 est un mouvement iconoclaste contre le patriarcat, le paternalisme, le plallocratisme.

Quand les parents votent, les enfants trinquent. Cours camarade, le vieux monde est derrière toi. Nous sommes jeunes. Nous sommes libres. Nous ne nous taisons pas. La liberté d’autrui étend la nôtre à l’infini. Tout ce qui est discutable se discute. La liberté d’expression rationalise l’ensemble, la somme et le reste selon l’expression d’Henri Lefebvre. Jean-Paul Sartre s’exclame : « Vous avez une imagination beaucoup plus riche que vos aînés. Quelque chose est sorti de vous, qui étonne, qui renie tout ce qui fait la société jusqu’à aujourd’hui. Vous agrandissez le champ des possibles. N’y renoncez pas ». De mai 68 à Génération Z 212, il n’y a qu’un pas à franchir.

A lire : Le temps des barricades par Mustapha Saha, poème en soixante-huit alexandrins, disponible sur le web.

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LIRE LA BIO
Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).
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