
Dimanche, 19 octobre 2025. Conversation avec un psychanalyste marocain. Il désire garder l’anonymat. Ce texte retranscrit uniquement mes réflexions. Ses répliques se devinent entre les lignes. Nous avons la même démarche. Nous souhaitons offrir aux jeunes marocains des éléments historiques, sociologiques, philosophiques.
En Mai 1968, nous avions des idées. Nous ne disposions pas des outils algorithmiques pour les concrétiser pleinement. Ces jeunes sont nés au cœur de la révolution numérique. Ils sont virtuoses des manipulations internétiques. Ils manquent cependant d’analyses pertinentes, de conceptualisations congruentes, d’argumentations convaincantes, de visions stratégiques. Les béquilles cybernétiques les illusionnent sur leurs capacités cognitives. La grammaire, la syntaxe, la stylistique, la sémiotique leur sont inabordables. Les subtilités de la langue leur sont impénétrables. Il est loin le temps de mon enfance où nous apprenions la lecture, l’écriture, le calcul, la géographie dans des livres didactiques, où nous apprenions les pleins et les déliés à la plume Sergent Major. Combien savent encore se servir d’une équerre, d’un compas ? La mémoire gestuelle se perd. Je comprends plus tard que cet usage de la calligraphie féconde le discernement critique.
Le conflit de générations n’est pas une théorie sociologique. C’est juste une formule journalistique, accessoirement idéologique, simplificatrice, réductrice, négatrice des complexités sociales. Les générations ne sont pas monolithiques, homogènes, rigides. Les générations ne sont pas délimitées par des commencements et des péremptions. Les qualificatifs de cadets, de juniors, de séniors sont des caricaturisations. L’Organisation Mondiale de la Santé coupe en tranches l’existence humaine, le premier âge englobe l’enfance et l’adolescence, le deuxième âge correspond à la période adulte, le troisième âge commence à soixante ans, après la retraite, le quatrième âge débute à quatre-vingt-dix ans et se prolonge au-delà. Toutes ces nomenclatures n’ont aucun fondement scientifique. Ce ne sont que des indicateurs de la bureaucratisation, de la technocratisation, de l’administration inhumaine des choses.
En entreprise, le mot senior désigne les travailleurs de plus quarante-cinq ans. Dans le sport, le senior a vingt ans. Le latin senior signifie personne âgée. On ne dit plus vieillard. Troisième âge est lui-même un terme péjoratif. Les âges varient selon leur contextualisation. Des rapports stupides parlent de jeune sénior, de grand sénior. Les marketeurs, les publicitaires codifient les critères de conservation de la jeunesse. A partir de cinquante ans, on invente des produits et des services spécifiques, des besoins artificiels. On joue sur la fibre de la santé et du bien-être. Des recherches en biologie moléculaire indiquent que certains facteurs biologiques permettent de conserver jeunesse et vitalité au-delà des limites habituelles. Trois gênes temporels, dénommés gêne chinmo, gêne Br-C, gêne E93, présents dans l’ADN humaine, régulent la longévité. Le gêne chinmo, pour sa faculté à engendrer la prolifération des cellules, à renouveler les tissus, à condition d’inhiber les réplications d’erreurs, peut être considéré comme une fontaine de jouvence génétique. Il suffirait de le maintenir activé tout au long de la vie.
Le Mouvement Genz 212 insiste trop sur le paramètre jeunesse. Il exclue implicitement les autres catégories sociales. Il se positionne comme interlocuteur privilégié des autorités. La gouvernance traite la révolte comme une crise d’urticaire. Et pourtant, sur les images des manifestations se reconnaissent des mères en colère, des barbes blanches admirables. S’il faut distinguer des jeunesses et des vieillesses dans la population, il faut plutôt retenir les fraîcheurs d’intelligence et les sénescences d’esprit. Mon ami Edgar Morin court après ses cent-cinq ans. Il publie encore plusieurs livres par an. Il surfe sur la toile comme un crack.
Ses ouvrages occupent sans interruption les devantures des librairies. Ses commentaires sont guettés comme préceptes de sage. Les jeunes sont jugés en bloc par les politiques comme immatures, inconscients, irresponsables. J’en fais l’expérience en mars 1965. J’ai à peine quinze ans. Je suis dans une classe d’excellence au lycée Moulay Abdellah de Casablanca, avec des professeurs mythiques, Jean-Pierre Koffel en lettres, Guy Martinet en histoire. Or, c’est cette classe, au-dessus de tout soupçon, qui met la première étincelle à la révolte populaire. Trois ans plus tard, je suis étudiant en sociologie à la faculté de Nanterre. Je participe aux luttes contre la guerre du Vietnam. Je me retrouve cofondateur du Mouvement du 22 Mars qui déclenche Mai 68. Le rapport au monde n’est pas une question d’âge.
Aberration des hiérarchisations générationnelles.
Le prisme générationnel est imprécis, brouillardeux, aléatoire. La jeunesse n’est pas une génération. La Génération Z, née entre 1995 et 1910, dite génération des zoomers, qui se meuvent plus vite que leur ombre, serait biberonnée à la logique numérique et à la communication internétique, à la culture manga et aux jeux vidéo, à la world music et au street art. L’expression elle-même est élaborée par un think-tank américain, le Pew Rechearch Center, spécialisé dans les sondages, connu pour ses études sur les changements religieux et leur impact sur les sociétés, des études financées par John Templeton, un fondamentaliste protestant.
La définition de la génération Z par cet organisme renvoie à « une cohorte d’individus nés à la même époque », sans s’attarder sur ses différenciations internes, socio-économiques, socio-culturelles, socio-spirituelles. On s’intéresse surtout à l’opinion générale de cette cohorte d’individus, cette masse, pour confectionner des spéculations psychologiques, des manipulations idéologiques, des motivations consuméristes. On se base sur différentes expériences comme des compétitions sportives, des séries télévisées, des musiques en vogue, interagissant avec le cycle de vie et le processus de vieillissement. Les cohortes générationnelles permettraient de comparer les opinions générales à différentes périodes.
La génération Z est précédée par la génération Y, née entre 1980 et 1995, appelée Les Milléniaux, ou Millenials en anglais. Cette génération serait structurée mentalement par l’avènement d’internet et le passage à l’ère numérique. Elle aurait une structure cérébrale binaire. Les délimitations chronologiques de chaque génération varient selon les définitions et le présupposés théoriques. On retrouve à la base des cabinets internationaux de conseil en stratégie comme l’américain McKinsey & Compagnie ou l’australien McCrindle. Les générations sont bel et bien des fabrications conceptuelles capitalistes à but politique et lucratif. La formule Génération Y apparaît pour la première fois en 1993 dans le magazine de publicité américain Advertising Age.
L’approche n’est aucunement sociologique. Il s’agit d’un portrait-robot de jeunes consommateurs sensibles aux messages mercatiques. Les appellations exhaussées par les médias ne sont, en définitive, que des marchandisations. Auparavant la Génération X, née entre 1965 et 1975 ou entre 1960 et 1980 selon les évaluations saugrenues, dite Baby Bust en raison du faible taux de natalité à cette période, s’intercale après la Génération Babyboom. Ce serait une génération nihiliste, athéiste, œdipienne. Elle est considérée comme une inconnue X. Elle coïnciderait avec la mondialisation économique et le déclin social. Elle correspondrait à la contre-culture punk, libertaire, antiautoritaire, anticonformiste, anticonsumériste. Elle adopte des travestissements corporelles, vestimentaires, des coiffures mohawks, des tatouages, des piercings, des maquillages voyants, des bijoux encombrants, des tee-shirts imprimés de fantaisies psychédéliques, des vestes en cuir, des bottes Dr Martens. Elle répond à l’absurdité technocratique par une excentricité indomptable. Cet exemple suffit à démontrer l’aberration des hiérarchisations générationnelles. La génération X sévit toujours. La génération Alpha serait née en 2010. Elle ne connaît que la crise covidaire, le trumpisme, le néofascisme, le génocide. La génération Alpha est révolutionnaire ou n’est pas.
De nombreux anachronismes de GenZ 212 révèlent ses tâtonnements, ses impérities, ses maladresses. Pourquoi avoir instaurer des pauses, des entractes, des suspensions, dans une dynamique portante ? La tentative louable d’expérimenter la démocratie directe sur un site virtuel confond le support de communication avec les réalités sociales, qui s’expriment dans la rue, et nulle part ailleurs. Pourquoi avoir adopté la tête de mort souriante du manga One Piece comme une oriflamme, comme un cri de pirate ? L’imaginaire mimétique, faute d’inventer ses propres symboles, reprend des références fictives. Pourquoi pratiquer la lutte politique comme un jeu vidéo ? Pourquoi s’affirmer un mouvement révolutionnaire et ménager les institutions ? Pourquoi se déclarer apolitique ? L’apolitisme est, dans le cas le moins équivoque, un conservatisme. Genz 212 s’apparente surtout à un mouvement anarchiste. L’adoption de tee-shirts noirs comme couleur de ralliement est parlante. Les jeunes n’ignorent pas que le noir et le rouge sont les balises de l’anarcho-marxisme, le rejet des tutelles, le refus des allégeances.
En 1968, notre groupuscule, issu d’une revue fondée dans les années cinquante, s’appelle Noir et Rouge. Nous nous définissons comme une minorité agissante. Nous n’avons aucune ambition politique. Nous préférons les charmilles buissonnières de l’art et de la poésie. Nous avons une vision rimbaldienne du monde. Nous voulons changer la vie. Les jeunes n’ont pas besoin de pédagogues, d’instructeurs, de donneurs de leçons. Les mosquées en débordent. Les universités en regorgent. Les journaux en foisonnent. Les cafés de commerce en fourmillent. La rue réclame, avant tout, une éthique égalitaire. J’espère seulement que cette jeunesse se détourne des sirènes élitistes. « Personne ne doit s’élever au-dessus des autres. L’impossible salut se range au magasin des accessoires. Que reste-il ? Tout être est fait de tous les êtres. Il les vaut tous. N’importe qui le vaut » (Jean-Paul Sartre, Les Mots, éditions Gallimard, 1964).
Théorie du Chaos.
Blaise Pascal (1623-1662) est l’inventeur de la théorie du chaos. Il la formule de la manière la plus claire. Pensée numéro 162 : « L’être humain, étant déchu de son état naturel, il n’y a rien à quoi il n’est capable de se porter. Depuis qu’il a perdu le sens du bien, tout peut lui paraître tel, jusqu’à son autodestruction. Certains cherchent la félicité dans l’autorité. Il est nécessaire que le bien commun ne soit pas dans la possession d’un seul. Les possédants n’embrassent que l’image creuse de leur vertu fantasmatique. L’humain cherche la vérité et ne trouve qu’incertitude. Il quête le bonheur et ne trouve que misère. Quelle chimère est-ce donc que l’être humain ? Il est juge de toutes choses alors qu’il n’est qu’un ver de terre imbécile. Il est dépositaire du vrai qui n’est qu’un amas d’incertitudes. Il n’est qu’un monstre incompréhensible, un rebut de l’univers qui se vante de sa grandeur ». Les marocains ne voient rien. « Trop de bruit les assourdit. Trop de lumière les éblouit. Trop de distance les dissuade. Ils s’insensibilisent au chaud et au froid, aux discours obscurs et aux silences lourds. Ils ne sentent plus rien. Ils souffrent. Trop de jeunesse les embrouille. Trop de vieillesse les embourbe. Trop d’information les abêtit. L’édifice craque. La terre s’ouvre jusqu’aux abîmes ». Les victimes du terrible séisme de 2023 vivent toujours sous les bâches. « Si on est trop jeune, on ne juge pas bien. Si on est vieux, on ne juge pas mieux. Si on pense trop, on s’entête. Si on s’entête, on égare le chemin de la vérité. Si on abandonne son ouvrage trop longtemps, on y revient plus. L’esprit de l’autocrate n’est pas assez indépendant pour ne pas être troublé par le moindre tintamarre autour de lui. Il suffit du bruit d’une girouette, du chuintement d’une toupie. Ne vous étonnez pas s’il ne raisonne pas bien à présent. Une mouche bourdonne à ses oreilles ». L’axiome central la Théorie du chaos : « Les petites choses peuvent provoquer de grandes conséquences ». Blaise Pascal l’illustre par une allégorie qui sacralise, pour l’éternité, le nez de Cléopâtre : « Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la terre en aurait changé ». La théorie du chaos explique, sinon interprète plausiblement la politique contemporaine, où les magnats du numérique tirent les ficelles des gouvernances. Après tout, un simple forum d’étudiants marocains sur la plateforme de jeux vidéo Discord ne suscite-t-il pas une révolte de grande ampleur. En attendant la suite imprédictible.
La Théorie du chaos, fondée sur la physique et les mathématiques, étudie le comportement des systèmes dynamiques déterministes, sensibles aux conditions initiales. Ce phénomène s’élucide par l’Effet papillon. Le battement d’ailes d’un papillon dans un endroit peut provoquer un bouleversement tsunamique à l’autre bout de la planète. Des modifications infimes dans un système, a fortiori politique, peuvent entraîner des mutations définitives. Les conditions initiales des systèmes déterministes sont imprévisibles parce qu’on ne peut pas les connaître avec une précision infinie.
GenZ 212 introduit dans la routine marocaine le principe d’incertitude. Le doute n’est pas permis dans l’immuabilité politique. La peur étouffe la pensée, la critique, la parole, l’expression, la moindre objection. La physique quantique interpose d’étranges prédictions. Une expérience ne peut jamais se réaliser dans un isolement total. Son évaluation elle-même affecte le résultat. L’incertitude n’a rien avoir avec un quelconque manque de précision des appareils de mesure, ni un défaut de compétence, d’après le physicien Werner Heisenberg (1901-1976). A supposer que la gouvernance technocratique et sa contestation soient deux protagonistes concomitants, équivalents, on ne peut jamais connaître simultanément leurs volontés, leurs intentions, leurs préméditations, leurs déterminations, leurs velléités respectives. Bonnes divagations aux glosateurs, aux prévisionnistes, aux estimateurs, aux supputateurs de tous acabits. L’inexplorable, l’imprévoyable, l’inimaginable sont ingérables. Le chaos est ingouvernable.
La société marocaine tourne en rond.
La société marocaine n’est plus ce qu’elle était. Elle tourne en rond. Les nantis se gavent de psychotoniques. Les impécunieux dépriment. Les troubles mentaux se propagent. Les jeunes se rabougrissent, se morfondent, s’abrutissent d’addiction internétique. La morosité se généralise. Les intellectuels, pour autant qu’on leur accorde ce titre flatteur, débitent des banalités, s’abstiennent, se taisent, se terrent. Leur autorité morale se disloque. La névrose s’infiltre partout. Un penseur comme Abdelkébir Khatibi manque terriblement. La lucidité tragique Mohammed Khaïr-Eddine aussi. Les traditions d’hospitalité se délitent. Jacques Derrida me disait « L’hospitalité marocaine est légendaire ». Un mythe révolu. La condescendance s’affiche comme un signe de distinction. La culture ancestrale se gadgétise. Nous évoquons Malaise dans la culture de Sigmund Freud. Le psychanalyste envoie un exemplaire de son livre précédent, L’Avenir d’une illusion, 1927, à Romain Rolland, qui lui reproche, dans sa lettre de remerciement, de négliger le sentiment religieux dans la quête humaine de plénitude. Sigmund Freud répond : « L’être humain est sans cesse contrecarré dans sa recherche du plaisir. Son malheur s’origine dans la surpuissance de la nature, la caducité de son propre corps, les dispositifs qui règlent ses relations avec les autres ». C’est ainsi qu’il entreprend la rédaction de Malaise dans la culture ou Malaise dans la civilisation. « J’adresse à Romain Rolland mon livre où je traite la religion d’illusion. Il me répond que j’omets d’analyser la source réelle de la religiosité, la sensation de l’éternité partagé par une grande partie de l’humanité. L’on serait autorisé à se déclarer religieux alors qu’on répudierait toute appartenance à une confession quelconque. Il est malaisé d’aborder scientifiquement les sentiments. On peut tenter d’en décrire les manifestations psychologiques. La sensation de l’éternité serait le sentiment indissociable du grand tout, d’affiliation à l’universel ». L’échange entre Romain Rolland et Sigmund Freud est d’une actualité brûlante
La religion est une question centrale dans un pays où les rituels amortissent, édulcorent les dérives politiques. La religiosité est une énergie existentielle. Les êtres humains portent dans leur psychisme une empreinte venue de la nuit du temps, le sentiment d’une incommensurabilité qui dépasse leur entendement. Ce sentiment n’est pas seulement une consolation de leur finitude. Il relève de l’intuition de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, de la physique quantique en somme. Romain Rolland parle poétiquement d’un sentiment océanique. Aujourd’hui, la distinction se fait entre religiosité et spiritualité. Les têtes immergées dans les écrans ne regardent plus les prêchoirs. L’interrogation métaphysique génère l’art, la poésie, la culture. La culture, une fois historiquement constituée dans ses permanences et ses élasticités cumulatives, est chose pérenne parce qu’intemporelle. Elle n’est pas réductible aux modernisations factices, aux technocratisations superficielles. Si on pose à un jeune hyperconnecté, virtuose du clic internétique, de définir la culture marocaine, dans sa diversité, saura-t-il répondre ? Il ne peut, de ce fait, entreprendre que des actions disparates, hétéroclites, hybrides. Comment un collectif de jeunes, à peine constitué, peut-il se revendiquer contradictoirement de la légalité, de la légitimité, de l’officialité, de l’institutionnalité, des valeurs qui le nient et le dénient ? Le collectif Génération Z 212 peut jouer le rôle de détonnateur, d’agitateur, de minorité agissante. Puisse-t-il ne pas se substituer d’office aux autres classes sociales. A quoi sert l’anonymat, devenu une coquetterie. La fausse modestie ne sert pas la cause. Il est avéré que toutes les plateformes internétiques, les américaines en premier lieu, fournissent aux gouvernements qui les sollicitent, les données personnelles de leurs souscripteurs.
La culture marocaine n’est plus qu’un support mercatique, un appât touristique. Les marocains sont délestés de leur véridicité vernaculaire. Ils se mettent passivement à la page. Leurs mots ne reflètent plus leur quotidien. Les novlangues prolifèrent. Les anticastastases, les désinformations, les postvérités s’homologuent. Les manquements à la parole donnée désorientent les sincérités, altèrent les sociabilités, polluent les mentalités. Les repères éthiques se désagrègent. Les liens se délitent. Les psychés se dérèglent. Les comportements se désaxent. L’intimité s’abolit dans les vidéosurveillances, les géolocalisations, les contrôles au faciès. Les revendications capitales, les attentes vitales sont à la fois évidentes, flagrantes, consensuelles. Elles sont aussi schématiques, sommaires, rudimentaires. Je lis les communiqués de GenZ 212 depuis le 28 septembre 2025. Les mêmes doléances, les mêmes leitmotivs sont ressassés jour après jour. L’imagination soixante-huitarde y manque cruellement. Les pauses, les suspensions des manifestations désemparent, déboussolent, désorientent. Faut-il négliger les désappointements, les désabusements, les désenchantements ? Je les ai vécues en d’autres occasions. Je sais ce qu’ils impliquent comme découragement, écœurement, accablement, individuellement et collectivement. Manquent les analyses approfondies, les diagnostics critiques, les créations artistiques, les publications régulières pour entretenir la flamme contestataire. Il faut dépasser le séquentiel pour mettre en œuvre l’essentiel. Toutes les possibilités sont jouables.
C’est la culture qu’on assassine

Nuit du 1er au 2 octobre 2025. Emeutes à Lqliâa, région Inezgane-Aît Melloul au sud d’Agadir. Un poste de gendarmerie est attaqué. Des voitures, des bennes à ordure sont incendiées. Trois morts. Des blessés. Des arrestations. La version officielle invoque la légitime défense. Les images diffusées sur les réseaux sociaux révèlent d’autres faits. Des snippers embusqués notamment. Abdessamade Oubalat, vingt-cinq ans, cinéaste fraîchement diplômé de L’Institut de formation professionnelle en métiers de cinéma de Ouarzazate, filme la manifestation. Son témoignage est précieux. Sa documentation est irréfutable. Abdessamade Oubalat est abattu d’une balle dans la tête.
Je parcours le Facebook d’Abdessamade Oubalat, inauguré huit ans plus tôt, à dix-sept ans. La sobriété de la communication atteste son sérieux. Implication totale dans le cinéma, la musique, la littérature, la culture. Son amazighité se mentionne avec fierté. Il conjugue avec délectation son attachement au traditions et sa pratique des technologies de pointe. Les étudiants, hallucinés par les sunlights de l’atlantisme, abjurent leur enracinement historique, leur amarrage ontologique, leur ancrage organique. Les singularités locales dépérissent. Les solidarités défaillissent. Les authenticités se dissipent. Les vérités se dissimulent. Je déniche une photo d’Abdessamade Oubalat que je remastérise en noir et blanc. Le regard est contemplatif, méditatif, lointain. Sa dernière publication remonte au 25 juillet 2025. Un clip tourné à Ouarzazate, Gladiator, Now We Are Free, de la violoniste Tina Guo. Son commentaire : « Fier de travailler aux côtés d’artistes qui valorisent notre culture ». 14 juillet 2025, séance photo sur la plage d’Agadir de top modèles françaises en caftan. 11 juillet 2025, figurants marocains en habits traditionnels. Son annotation : « Vos noms n’apparaîtront pas dans les gros titres. Votre anonymat est un gage de votre authenticité. Toute ma gratitude. Vous êtes l’âme de ce film. Vous êtes l’essence du cinéma. Vous êtes le secret de la boîte ». 24 juin 2025. Présentation d’un court métrage d’Abdessamad Oubalat, en amazigh, intitulé Sandouk, The Box. « Deux amis. Une boîte mystérieuse. Quand l’amitié est mise à l’épreuve par la convoitise, la cupidité, l’avidité ». Puis, le silence. Un cliché retient mon attention. La mer agadiroise saisie au crépuscule. Plage obscure au premier plan. Vagues irisées de miroitements noirs. « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis / Et que de l’horizon embrassant tout le cercle / Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits / Quand la terre est changée en un cachot humide / Où l’espérance comme une chauve-souris / S’en va battant les murs de son aile timide / Et se cognant la tête à des plafonds pourris / Quand la pluie étalant ses immenses traînées / D’une vaste prison imite les barreaux / Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées / Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux / Des cloches tout à coup sautent avec furie / Et lancent vers le ciel un affreux hurlement / Ainsi que des esprits errants et sans patrie / Qui se mettent à geindre opiniâtrement / Et de longs corbillards, sans tambours ni musique / Défilent lentement dans mon âme / L’espoir / Vaincu pleure et l’angoisse atroce despotique / Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir » (Charles Baudelaire, Spleen. Les Fleurs du mal). Abdessamade Oubalat, une phosphorescence créative enténébrée. Une trajectoire artistique brisée. Une lueur dans les ténèbres brutalement éteinte.