La vente d’Intelcia par SFR au Maroc : un désengagement dans un contexte de crise


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L’annonce officielle est tombée brutalement, mais elle s’inscrit dans une longue agonie financière : Altice France cède sa participation de 65% dans Intelcia, le géant marocain des centres d’appels qu’il avait acquis en 2016. Cette transaction, dont le montant reste mystérieusement non divulgué, marque la fin d’une relation symbiotique de près d’une décennie entre l’opérateur français et son principal prestataire d’externalisation.

Une vente forcée par l’asphyxie financière

Le 24 novembre 2025, Altice France a signé un accord avec Intelcia Holding en vue de vendre sa participation de 65% dans Intelcia, avec une finalisation prévue au premier trimestre 2026. Cette cession intervient dans un contexte difficile pour le groupe de Patrick Drahi plombée par une dette abyssale et des résultats financiers catastrophiques avec un chiffre d’affaires en baisse de 9,3% au troisième trimestre, tombant à 2,3 milliards d’euros.

La vente d’Intelcia s’inscrit dans une stratégie désespérée de démembrement progressif. Après la cession d’Altice Médias (BFMTV et RMC) à CMA-CGM pour environ 1,5 milliard d’euros, et le refus hautain de l’offre conjointe de 17 milliards d’euros de Bouygues Telecom, Free et Orange pour SFR, Altice liquide méthodiquement ses actifs considérés comme « non stratégiques ».

Le retour aux sources marocaines : Bernoussi et El Aoufir reprennent la main

Les actionnaires dirigeants d’Intelcia, Karim Bernoussi et Youssef El Aoufir, ont conclu un accord pour racheter les 65% du capital détenus par Altice, portant leur participation à 100%. Avec cette opération Intelcia redevient une entreprise entièrement marocaine, après près d’une décennie sous pavillon français.

Les deux co-fondateurs, qui détenaient déjà 35% du capital, orchestrent ainsi un management buy-out audacieux. La nouvelle phase associera du point de vue capitalistique les managers clés de l’entreprise, suggérant une redistribution du capital au profit des cadres dirigeants, un modèle classique pour fidéliser les talents dans un secteur où la guerre des compétences fait rage.

Sous l’ère Altice, Intelcia a connu une transformation radicale. Le groupe est passé de 3 à 19 pays, multipliant son chiffre d’affaires par dix au global, et par sept pour les clients hors groupe Altice. Avec 40 000 collaborateurs aujourd’hui contre 500 en 2006, l’entreprise s’est hissée dans le Top 15 mondial de l’expérience client, le Top 5 espagnol et le Top 3 français et portugais précise L’Economiste.

Mais cette success story cache une vulnérabilité structurelle car une part essentielle de ses activités d’Intelcia dépendent encore de SFR. Cette dépendance excessive à un client unique fragilise le modèle économique, d’autant plus dans le contexte actuel où SFR perd massivement des abonnés et devrait être vendus dans les prochains mois. Le repreneur pouvant avoir déjà ses propres centres d’appels.

L’ombre de la délocalisation et du dumping social

La relation Altice-Intelcia révèle les dessous peu reluisants de l’optimisation économique dans les télécoms. Au Maroc, les salariés du service client de SFR travaillent 44 heures par semaine pour un salaire de 359 à 404 euros mensuels. Cela représente un coût de revient 10 fois moindre qu’un employé français de SFR. Cette disparité salariale abyssale avait permis à SFR de réduire drastiquement ses coûts après le plan de départs volontaires de 2017 qui a détruit 5 000 emplois en France. Les syndicats français dénoncent depuis des années cette spirale destructrice qui sacrifie l’emploi local sur l’autel de la rentabilité immédiate.

Face à l’avenir, Intelcia mise massivement sur l’IA. À travers Evoluciona, son hub d’innovation, le groupe a déployé des solutions d’IA dans plus de 180 projets en 2025. L’entreprise utilise déjà des chatbots, l’analyse automatique d’appels et le screening de CV par IA. Mais cette modernisation technologique soulève des inquiétudes légitimes. Selon l’OIT, 50 à 60% des emplois actuels au Maroc comportent des tâches pouvant être automatisées. Dans un secteur employant 110 000 personnes au Maroc et contribuant à 5% du PIB, l’impact social de l’IA pourrait être dévastateur si elle n’est pas accompagnée d’une montée en compétences massive des collaborateurs.

Les enjeux stratégiques post-cession

La reprise par le management marocain ouvre plusieurs scénarios. D’abord, la diversification client devient impérative pour réduire la dépendance à SFR. Ensuite, le développement de l’activité IT Services, lancée en 2019 et comptant désormais près de 1 000 ingénieurs qui offre un relais de croissance prometteur. L’objectif affiché : intégrer le top 10 mondial d’ici 2030, une ambition qui nécessitera des investissements massifs et probablement l’entrée de nouveaux investisseurs.

Au-delà des aspects financiers, la vente d’Intelcia révèle les contradictions du modèle d’outsourcing. D’un côté, l’entreprise a créé des milliers d’emplois dans des régions défavorisées, notamment à travers son modèle innovant de mini-sites satellitaires permettant le télétravail 4 jours sur 5 à Oujda et Meknès. De l’autre, les conditions de travail restent précaires, avec des salaires bas, un turnover élevé et une pression constante sur la productivité. La montée en puissance de l’IA risque d’accentuer ces tensions, créant une course entre l’automatisation et la formation des collaborateurs.

Le pari de Bernoussi et El Aoufir est audacieux : transformer un prestataire low-cost en champion technologique mondial. L’histoire dira s’ils ont eu raison de croire en cette vision ou s’ils ont racheté un modèle économique condamné par l’IA et la pression sur les marges.

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