L’emploi au Maghreb face à la loi française anti-démarchage téléphonique : une crise silencieuse


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Call center
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Avec le renforcement de la législation française contre le démarchage téléphonique, des dizaines de milliers d’emplois disparaissent dans les centres d’appels du Maroc, de Tunisie et d’Algérie. Cette régulation, pensée pour protéger les consommateurs français, provoque une onde de choc économique et sociale au Maghreb où le secteur emploie près de 150 000 personnes. Enquête sur les conséquences imprévues d’une loi extraterritoriale.

Depuis l’entrée en vigueur du dispositif Bloctel en juin 2016, renforcé par la loi du 24 juillet 2020, puis révolutionné par l’interdiction quasi-totale du démarchage téléphonique votée en mai 2025, la France a considérablement durci sa législation contre le démarchage téléphonique abusif. Si cette évolution répond à une demande légitime de protection des consommateurs français, elle produit des effets dévastateurs sur l’emploi dans les pays du Maghreb, où s’est développée une importante industrie des centres d’appels francophones.

L’essor des centres d’appels maghrébins : un modèle économique en péril imminent

Au cours des deux dernières décennies, le Maroc, la Tunisie et dans une moindre mesure l’Algérie ont su attirer les entreprises françaises grâce à plusieurs atouts concurrentiels. La proximité linguistique et culturelle constitue le premier de ces avantages, avec des millions de francophones formés qui comprennent parfaitement les nuances culturelles françaises.  S’y ajoute un avantage économique considérable, les coûts salariaux représentant seulement 30 à 50% de ceux pratiqués en France.

La proximité géographique joue également un rôle crucial. L’absence de décalage horaire ou un décalage minimal facilite grandement la gestion opérationnelle des équipes. Enfin, les gouvernements maghrébins ont mis en place des incitations fiscales attractives, créant des zones franches et offrant des avantages fiscaux significatifs pour attirer les investisseurs internationaux.

Cette combinaison gagnante a permis l’émergence d’un secteur employant directement près de 150 000 personnes au Maghreb. Le Maroc se taille la part du lion avec environ 110 000 employés selon les dernières données de 2025, suivi par la Tunisie avec 25 000 postes et l’Algérie qui a quelques milliers de salariés dans ce domaine.

Le démarchage téléphonique : une activité en voie d’extinction

Historiquement, une part significative de ces emplois était directement liée aux activités de prospection commerciale et de démarchage téléphonique pour le compte d’entreprises françaises. Les estimations situent cette proportion entre 25 et 40%. Ainsi, ce sont entre 40 000 et 60 000 emplois qui dépendent directement de cette activité désormais condamnée à disparaître.

La révolution législative française de 2025 : un coup fatal

Le 21 mai 2025, le Parlement français a définitivement adopté une proposition de loi qui entrera en vigueur le 11 août 2026. Elle interdit par principe tout démarchage téléphonique sans consentement préalable explicite du consommateur. Désormais, les entreprises ne pourront plus solliciter par téléphone « directement ou par l’intermédiaire d’un tiers agissant pour son compte » une personne qui n’aurait pas « exprimé préalablement son consentement à faire l’objet de prospections commerciales par ce moyen« .

La législation impose désormais un cadre extrêmement strict qui va au-delà des mesures précédentes. Le consentement doit être « libre, spécifique, éclairé, univoque et révocable », directement inspiré du RGPD européen. Cette exigence place une charge de preuve considérable sur les démarcheurs, qui doivent pouvoir justifier de l’accord explicite de chaque consommateur contacté. En outre, les sanctions prévues sont dissuasives, les entreprises contrevenantes risquent des amendes pouvant atteindre 20% de leur chiffre d’affaires annuel !

La loi interdit également la prospection commerciale par courriel, SMS ou réseaux sociaux dans des secteurs sensibles comme la rénovation énergétique et l’adaptation des logements. Cette extension aux canaux digitaux ferme définitivement de nombreuses portes aux entreprises maghrébines qui tentaient de diversifier leurs approches commerciales.

Les conséquences catastrophiques sur l’emploi au Maghreb

Cette nouvelle législation va déstabiliser le secteur des centres d’appels au Maghreb. Contrairement aux mesures précédentes qui avaient déjà causé des pertes importantes, cette interdiction quasi-totale va vraisemblablement :

  • Éliminer 80 à 90% des activités de démarchage pour les donneurs d’ordre français
  • Provoquer la fermeture massive de plateformes spécialisées dans cette activité
  • Entraîner des suppressions d’emplois sans précédent dans un secteur déjà fragilisé

En Tunisie, où près de 25 000 personnes travaillent dans les centres d’appels, les professionnels estiment que 60 à 70% des emplois liés au démarchage téléphonique sont directement menacés. Au Maroc, sur les 110 000 employés du secteur, entre 30 000 et 45 000 postes pourraient être supprimés dans les 18 mois suivant l’entrée en vigueur de la loi.

Au-delà des emplois directs, c’est tout un écosystème économique qui se trouve menacé. Les services annexes qui gravitent autour de ces entreprises vont subir de plein fouet cette nouvelle réduction d’activité.

Les tentatives d’adaptation face à l’impossible

Face à cette crise existentielle annoncée, les acteurs du secteur tentent désespérément de développer des stratégies de survie. La montée en gamme vers des activités à plus forte valeur ajoutée, notamment le service client et le support technique, représente la principale bouée de sauvetage. Cependant, cette transition nécessite des investissements massifs en formation et en infrastructure que tous les opérateurs ne peuvent assumer.

Le développement de compétences en relation client multicanale constitue un autre axe de transformation. Les centres d’appels cherchent à diversifier leurs services en proposant la gestion des chats en ligne, des emails et des réseaux sociaux. Mais la concurrence s’intensifie avec l’arrivée de l’intelligence artificielle qui automatise de plus en plus ces tâches. Selon un rapport récent, la durée moyenne de traitement dans les centres d’appels a déjà baissé de 14% grâce à l’IA, réduisant mécaniquement les besoins en personnel humain.

La concurrence internationale s’intensifie également. Madagascar, Maurice, le Sénégal et d’autres pays francophones développent des offres concurrentielles agressives, profitant de coûts encore plus bas. Cette concurrence par les prix tire l’ensemble du secteur vers le bas et complique les efforts de montée en gamme.

Un drame social et économique régional

Les centres d’appels constituent souvent la porte d’entrée sur le marché du travail pour les jeunes diplômés maghrébins. Avec la disparition programmée de dizaines de milliers d’emplois, l’augmentation du chômage des jeunes dans des pays où il atteint déjà des niveaux alarmants va s’aggraver dramatiquement.

Cette dégradation accélère le phénomène de fuite des cerveaux. Les jeunes qualifiés, confrontés à l’absence totale de perspectives professionnelles dans leur pays, cherchent massivement à émigrer vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. Cette hémorragie de talents prive les pays du Maghreb de leurs forces vives et compromet leur développement à long terme.

L’urgence d’une transformation radicale

Pour les pays du Maghreb, cette crise révèle cruellement les limites d’un modèle de développement trop dépendant de la sous-traitance de services à faible valeur ajoutée. Une transformation structurelle profonde s’impose pour construire une économie plus résiliente et moins vulnérable aux décisions réglementaires prises ailleurs.

La diversification de l’économie au-delà de la dépendance aux services délocalisés constitue une priorité absolue. Les pays du Maghreb doivent développer des secteurs productifs endogènes, capables de créer de la valeur localement et de générer des emplois durables. L’investissement massif dans la formation aux métiers du numérique et de l’économie de la connaissance s’impose comme une nécessité vitale.

Masque Africamaat
Spécialiste de l'actualité d'Afrique Centrale, mais pas uniquement ! Et ne dédaigne pas travailler sur la culture et l'histoire de temps en temps.
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