Le barrage de la Renaissance : un Nil sous tension entre l’Éthiopie et l’Égypte


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Grand Barrage de la Renaissance en Ethiopie
Grand Barrage de la Renaissance en Ethiopie

Le fleuve Nil, artère vitale de l’Afrique du Nord-Est depuis des millénaires, est aujourd’hui au cœur d’une confrontation géopolitique majeure. Le Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD), titanesque ouvrage hydraulique en construction sur le Nil Bleu, cristallise les tensions entre les deux grands voisins africains. Ainsi, l’Éthiopie y voit la clé de son développement économique alors que l’Égypte perçoit ce barrage comme une menace existentielle pour sa survie.

Le GERD a été lancé en 2011 dans un contexte de bouleversements régionaux liés au Printemps arabe. Avec ses 145 mètres de hauteur et ses 1,8 kilomètre de longueur, ce barrage-poids en béton compacté au rouleau est destiné à devenir la plus grande installation hydroélectrique d’Afrique. Sa capacité de production prévue de 6 450 mégawatts pourrait doubler la production électrique du pays. Une infrastructure considérée comme essentielle en Ethiopie où près de la moitié de la population vit encore sans accès à l’électricité.

Pour Addis-Abeba, le projet incarne une renaissance nationale. Financé entièrement par des fonds éthiopiens à travers des obligations d’État et des contributions citoyennes, le barrage symbolise l’affirmation de la souveraineté éthiopienne et sa volonté de devenir le « château d’eau de l’Afrique ». En outre, l’Éthiopie ambitionne même d’exporter une partie de la production d’électricité vers les pays voisins, transformant ainsi son potentiel hydraulique en levier de développement et d’influence régional.

L’Égypte face au spectre de la soif

Pour Le Caire, la perspective est radicalement différente. L’Égypte dépend du Nil pour 90% de ses besoins en eau douce, dans un pays où 95% du territoire est désertique. Cette dépendance absolue transforme toute modification du débit du fleuve en question de sécurité nationale. Les autorités égyptiennes craignent particulièrement la phase de remplissage du réservoir de 74 milliards de mètres cubes, qui pourrait réduire significativement le débit en aval et affecter l’agriculture égyptienne. Il faut rappeler aussi que la culture de la terre emploie près d’un quart de la population active.

Les inquiétudes égyptiennes s’appuient sur des projections alarmantes. Certaines études suggèrent qu’une réduction de 2% du débit du Nil pourrait entraîner la perte de 200 000 hectares de terres irriguées. Plus inquiétant encore, en période de sécheresse prolongée, le barrage pourrait théoriquement retenir l’intégralité du débit du Nil Bleu, qui représente 80% du débit total du Nil en période de crue.

Carte du Nil
Carte du Nil

Une diplomatie de l’eau en eaux troubles

Les négociations tripartites impliquant également le Soudan, pays riverain intermédiaire aux intérêts ambivalents, se sont enlisées dans une impasse diplomatique chronique. L’Éthiopie refuse catégoriquement tout accord contraignant sur la gestion du barrage, invoquant sa souveraineté sur ses ressources naturelles. L’Égypte exige des garanties sur les volumes d’eau et un droit de regard sur les opérations du barrage.

Le Soudan, initialement opposé au projet, a progressivement modifié sa position, séduit par les perspectives d’électricité bon marché et de régulation des crues. Cette évolution a affaibli le front diplomatique égyptien, contraignant Le Caire à durcir sa rhétorique, certains responsables militaires ayant même évoqué l’option d’une intervention armée comme « dernier recours« .

Les enjeux cachés d’une rivalité régionale

Au-delà de la question hydraulique, le conflit du GERD révèle une reconfiguration des équilibres régionaux. L’Éthiopie, forte de sa croissance économique soutenue des années 2000-2010, conteste l’hégémonie historique de l’Égypte sur le bassin du Nil. Les accords coloniaux de 1929 et 1959, qui accordaient à l’Égypte un droit de veto sur tout projet en amont, sont rejetés par Addis-Abeba comme des vestiges anachroniques d’une époque révolue.

Cette confrontation s’inscrit également dans un contexte de changement climatique qui exacerbe les tensions. Les modèles climatiques prévoient une variabilité accrue des précipitations dans la région, rendant la gestion coordonnée des ressources hydrauliques encore plus cruciale. Le GERD pourrait être utile en ce sens, en régulant les crues et en réduisant l’évaporation par rapport au haut barrage d’Assouan. Mais la méfiance mutuelle empêche l’émergence d’une vision commune.

Vers une guerre de l’eau ou une coopération forcée ?

Alors que le barrage approche de sa pleine capacité opérationnelle, la fenêtre pour un accord négocié se referme rapidement. Les médiations internationales, de l’Union africaine aux États-Unis, ont toutes échoué à produire un consensus durable. L’Éthiopie a commencé le remplissage du réservoir en 2020, provoquant l’ire de l’Égypte qui a porté l’affaire devant le Conseil de sécurité de l’ONU, sans succès notable pour l’instant.

L’avenir du bassin du Nil semble suspendu entre deux scénarios. Le premier, pessimiste, verrait l’escalade des tensions mener à un conflit ouvert, potentiellement dévastateur pour une région déjà fragilisée. Le second, plus optimiste, pourrait voir émerger un nouveau paradigme de coopération hydraulique, où la gestion partagée des ressources deviendrait un vecteur d’intégration régionale plutôt que de division.

Le GERD restera probablement pour les décennies à venir le symbole des défis de la gouvernance des ressources transfrontalières en Afrique. Sa résolution, ou son échec, façonnera non seulement l’avenir du bassin du Nil, mais servira de précédent pour la gestion des tensions hydrauliques croissantes à l’échelle continentale et mondiale dans un contexte où l’eau devient progressivement « l’or bleu » du XXIe siècle.

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