
Le rideau est tombé sur le deuxième sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires à Addis-Abeba. Derrière les déclarations d’intention et les promesses solennelles, une bataille silencieuse se joue pour l’avenir de l’agriculture africaine. D’un côté, les défenseurs de l’agroécologie et des savoirs ancestraux. De l’autre, un puissant lobby agro-industriel armé de ses OGM, de ses brevets et de sa rhétorique technocratique. Une confrontation qui pourrait déterminer si l’Afrique nourrira ses populations de façon autonome ou deviendra définitivement dépendante des multinationales semencières.
« Les défenseurs de l’agroécologie et des savoirs autochtones peinent à se faire entendre dans un espace saturé par la rhétorique technocratique« , constate amèrement un observateur du sommet d’Addis-Abeba. Cette marginalisation n’est pas fortuite. Elle reflète un rapport de force profondément déséquilibré où les multinationales agroalimentaires et les gouvernements du Nord dominent la partition.
Pourtant, l’agroécologie n’est pas un concept importé. En Afrique, elle plonge ses racines dans des millénaires de pratiques agricoles. Les agriculteurs africains utilisent déjà largement toute une série de pratiques agroécologiques : rotation des cultures, associations végétales, utilisation du fumier, conservation des semences locales. Ces méthodes, loin d’être des « alternatives marginales« , sont profondément ancrées dans les systèmes agricoles du continent.
Les savoirs traditionnels : un trésor menacé
Au Sénégal, l’agroéconomiste Coumba Sow de la FAO ne mâche pas ses mots : « Les savoirs traditionnels doivent être utilisés en complément des connaissances scientifiques pour garantir la sécurité alimentaire. » Une évidence que les sommets internationaux semblent systématiquement ignorer.
Ces savoirs ne sont pas de simples curiosités folkloriques. Au Maroc, les khettaras – systèmes d’irrigation souterrains millénaires – permettent une gestion durable de l’eau dans les zones arides. Au Cameroun, les communautés forestières pratiquent une agriculture intégrée combinant cultures vivrières, arbres fruitiers domestiques et ressources forestières non domestiquées. Cette approche « agroforestière » constitue le fondement de la résilience des systèmes agricoles traditionnels.
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L’efficacité de ces pratiques n’est plus à démontrer. Des études menées au Burkina Faso, au Sénégal et au Togo révèlent que les parcelles où les pratiques agroécologiques sont combinées affichent des gains de rendement de 50% pour les céréales pluviales. Les exploitations intégrant agriculture et élevage au Sénégal génèrent des revenus par actif familial 2 à 4 fois supérieurs aux exploitations conventionnelles.
L’offensive des multinationales : le cheval de Troie des OGM
Face à cette richesse locale, les géants de l’agro-industrie déploient une stratégie méthodique de conquête du marché africain. Monsanto (aujourd’hui Bayer), DuPont Pioneer, Syngenta – ces noms résonnent comme une menace pour les défenseurs de la souveraineté alimentaire africaine.
Leur arsenal ? Les organismes génétiquement modifiés (OGM), présentés comme la solution miracle aux défis alimentaires du continent. Le Nigeria et le Kenya ont récemment approuvé la culture commerciale du coton Bt. Le Ghana teste le niébé transgénique. L’Afrique du Sud cultive déjà maïs, coton et soja génétiquement modifiés.
Mais derrière les promesses de rendements miraculeux se cache une réalité moins reluisante. Les semences OGM, toutes brevetées, coûtent 50 à 100% plus cher que les semences conventionnelles. Elles interdisent aux paysans de ressemer leurs récoltes, brisant ainsi des pratiques millénaires d’échange et de conservation des semences. « Avec les OGM, l’on accepte implicitement le brevet sur le vivant« , dénonce un rapport de GRAIN. C’est en réalité une colonisation par les semences à laquelle on assiste. C’est pourquoi des ONG comme SlowFood lutte contre l’introduction des OGM, parfois avec succès comme au Burkina Faso.
L’offensive ne s’arrête pas aux OGM. Un projet de loi en Zambie menace de criminaliser les échanges traditionnels de semences. Au Kenya, une loi adoptée en 2012 punit le partage de semences non certifiées avec de sanctions allant jusqu’à deux ans de prison et 7 000 euros d’amende ! Ces législations, calquées sur les standards de l’UPOV (Union pour la Protection des Obtentions Végétales), ouvrent grand les portes aux multinationales tout en marginalisant les paysans.
« L’UPOV est la plus claire expression de la guerre menée contre les paysans« , affirment les ONG Alianza Biodiversidad et GRAIN. Cette « guerre » a un visage : celui des partenariats public-privé financés par l’USAID, la Fondation Gates et d’autres acteurs du Nord. Depuis 1991, ces partenariats se multiplient, créant une dépendance technologique et financière des instituts de recherche africains vis-à-vis des multinationales.
Mariam Mayet, présidente du Centre africain pour la biodiversité, observe avec inquiétude cette accélération : « L’Afrique est à un tournant. De nombreuses autorisations commerciales sont à l’étude, cela n’était pas si commun avant. »
L’agroécologie : une résistance qui s’organise
Face à cette offensive, la résistance s’organise. L’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA) mobilise paysans, chercheurs et société civile autour d’une vision alternative. En Ouganda, des banques de semences communautaires préservent la biodiversité cultivée. Au Sénégal, l’Association des producteurs de semences paysannes développe des techniques de production locale. Les Foires de semences paysannes se multiplient en Afrique de l’Ouest, témoignant de la vitalité de ces réseaux.
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L’agroécologie offre des solutions concrètes aux défis contemporains. Elle privilégie la diversité sur la monoculture, la résilience sur la productivité à court terme, l’autonomie sur la dépendance. « En agroécologie, la productivité est déterminée par la variété des cultures plantées et récoltées plutôt que par la production d’une seule culture« , explique IPES-Food.
Le combat se joue aussi dans les ministères et les parlements. Quelques pays résistent : l’Algérie, Madagascar et le Zimbabwe ont interdit l’importation et la culture d’OGM. L’Afrique du Sud a récemment décidé d’encadrer les nouveaux OGM comme des OGM classiques, résistant aux pressions des multinationales et du gouvernement américain.
Mais ces exemples restent minoritaires. La plupart des gouvernements africains, confrontés à l’insécurité alimentaire et aux pressions internationales, cèdent aux sirènes de l’agriculture industrielle. Ils oublient que, comme le rappelle le président de la Commission de l’Union africaine, 282 millions d’Africains sont malnutris non par manque de technologies, mais par manque de soutien aux systèmes alimentaires locaux.
2030 : le temps presse
À cinq ans de l’échéance des Objectifs de développement durable, le sommet d’Addis-Abeba aurait dû marquer un tournant. Il aurait pu imposer des règles contraignantes sur les chaînes d’approvisionnement mondiales, garantir un revenu juste aux producteurs, poser les bases d’une gouvernance alimentaire plus équitable.
Il n’en a rien été. Les voix les plus puissantes ont une fois de plus dominé. Les solutions technocratiques l’ont emporté sur les savoirs locaux. Les intérêts commerciaux ont primé sur la souveraineté alimentaire.
Pourtant, sur le terrain, loin des sommets internationaux, les paysans africains continuent de semer, d’échanger, d’innover. Ils démontrent quotidiennement que l’agroécologie n’est pas un retour nostalgique au passé, mais « l’avenir audacieux de l’agriculture en Afrique« .
La bataille entre David et Goliath est loin d’être terminée. L’issue déterminera si l’Afrique pourra nourrir dignement ses populations ou si elle deviendra un simple marché captif pour les géants de l’agro-industrie. Dans cette lutte, chaque semence échangée, chaque pratique transmise, chaque résistance locale compte. Car c’est l’avenir d’un continent qui se joue.