
Elle aurait pu faire carrière au Japon, elle a choisi de retourner au Bénin. Marietta Gonroudobou, 34 ans, est de celles qui pensent que la recherche n’a de sens que si elle change des vies. Agronome, vulgarisatrice, entrepreneuse, elle croit au potentiel des jeunes Africains. Mais dénonce aussi les silences coupables, l’inaction politique, et la déconnexion entre laboratoires et réalité du terrain. Rencontre avec une femme qui dérange autant qu’elle inspire.
Vous avez quitté le Japon, où vous auriez pu avoir une carrière brillante, pour revenir au Bénin. Pourquoi ?
Le Japon a déjà tout. Ils ont atteint un tel niveau de développement que ni moi, ni mes compétences n’apporteraient réellement quelque chose de nouveau. En revanche, au Bénin, je peux contribuer activement au développement agricole, surtout dans un contexte en pleine évolution où les opportunités de transformation sont nombreuses.
Vous vous êtes intéressée à un sujet très précis : les micro-fissures sur les tomates. Derrière ce phénomène de tomates fendillées, il y a plus qu’un simple enjeu agronomique. Est-ce que ce n’est pas aussi le reflet des fragilités structurelles de l’agriculture africaine ?
En effet, ces micro-fissures, aussi anecdotiques qu’elles puissent paraître, sont révélatrices de problèmes bien plus profonds qui touchent l’ensemble du système agricole africain.
Elles nous emmènent à réfléchir sur l’effet du changement climatique, l’accès à l’eau, la qualité des infrastructures, le faible accès aux intrants (les semences améliorées, les engrais, les outils modernes ou encore l’irrigation) et l’accès limité à la formation et à l’accompagnement (bonne pratique agricole et agroécologiques).
Dans vos recherches, vous parlez souvent de « dignité alimentaire ». C’est fort. Que mettez-vous derrière ce terme ?
Pour moi, la « dignité alimentaire », c’est bien plus que le simple accès à la nourriture. C’est le droit de chaque personne à se nourrir de manière suffisante, saine, et surtout, avec autonomie et fierté. Cela implique que les populations puissent produire, choisir et consommer leur alimentation sans dépendre de systèmes injustes ou d’aides humiliantes. C’est replacer la souveraineté alimentaire au cœur du développement, en valorisant les savoirs locaux, les agricultures durables, et la justice sociale.
Pensez-vous que les élites africaines se soucient vraiment de la souveraineté agricole ?
Question sensible ! Il serait réducteur de généraliser, car certaines élites africaines montrent un réel engagement en faveur de la souveraineté agricole. Elle suppose des choix courageux : soutenir les petits producteurs, réformer les systèmes fonciers, investir massivement dans la recherche, les infrastructures rurales, l’éducation agricole… Ce sont des décisions politiques fortes, qui bousculent parfois des intérêts établis. Alors oui, certaines élites s’en soucient, mais ils restent selon moi une minorité.
Vous avez fondé Agro Hikari. Est-ce une manière de reprendre le pouvoir sur le récit scientifique en Afrique ?
Absolument. Fonder Agro Hikari, c’était une manière de créer un espace où la science agricole ne serait pas simplement reproduite ou importée, mais pensée depuis l’Afrique, pour l’Afrique. Trop souvent, les récits scientifiques sur l’agriculture africaine sont produits ailleurs, avec des regards extérieurs qui ignorent les réalités locales, les savoirs endogènes ou les dynamiques sociales du terrain.
Avec Agro Hikari, il s’agit de reprendre la parole, de réhabiliter la recherche-action ancrée, de reconnecter la science aux besoins réels des producteurs, et de montrer que l’innovation peut aussi naître des marges, des zones rurales, des pratiques paysannes. En ce sens, oui, c’est un acte politique autant que scientifique : réaffirmer notre capacité à penser par nous-mêmes, et à bâtir des modèles qui nous ressemblent.
On parle beaucoup d’agriculture « intelligente ». Est-ce une façade ou une vraie piste de transformation ?
L’agriculture dite « intelligente », est présentée comme une réponse moderne aux défis agricoles : produire plus, adapter les cultures au climat, tout en réduisant l’empreinte écologique. En théorie, c’est séduisant. Mais dans la pratique, ce concept peut parfois servir de façade pour justifier des solutions high-techs ou des partenariats internationaux sans forcément être en phase avec les besoins réels des producteurs.
Ceci dit, si cette approche est pensée depuis les réalités locales, qu’elle s’appuie sur les savoirs paysans, qu’elle intègre réellement les principes de l’agroécologie et qu’elle vise l’autonomie des producteurs, alors elle peut devenir une véritable piste de transformation. Tout dépend de qui porte cette agriculture intelligente, pour qui et avec quels objectifs et c’est sur ce chantier que s’engage Agro Hikari.
En tant que femme, avez-vous dû prouver deux fois plus que vos collègues ?
Non, je n’ai pas rencontré d’obstacles particuliers, ou du moins, je ne les ai pas perçus comme tels. J’ai simplement fait ce qu’il fallait, même si cela n’a pas toujours été facile.
Que répondez-vous à ceux qui disent que la science est trop lente pour répondre aux urgences africaines ?
Il est vrai que la science suit souvent un rythme rigoureux et méthodique, mais cela n’est pas une faiblesse. C’est plutôt une garantie de fiabilité. Ce qui est lent, ce n’est pas toujours la science elle-même, mais souvent le manque d’investissement, de coordination ou de volonté politique pour appliquer ses résultats. Les problèmes de l’agriculture africaines nécessitent des réponses immédiates, mais aussi durables. La science, en travaillant avec les savoirs locaux, les innovations sociales et les communautés, peut accélérer son impact tout en évitant les solutions superficielles.
Un mot sur les jeunes : pourquoi ne croient-ils plus à l’agriculture, selon vous ?
Beaucoup de jeunes ne croient plus à l’agriculture pour plusieurs raisons, souvent liées à des perceptions et réalités socioéconomiques. D’un côté, l’agriculture est souvent perçue comme un travail pénible, peu valorisé socialement et financièrement peu rentable, surtout comparée aux emplois urbains ou aux métiers « modernes ». De l’autre, les jeunes rencontrent des difficultés pour accéder à la terre, aux financements, aux formations techniques adaptées et aux débouchés commerciaux.
Si vous étiez ministre de l’Agriculture demain, quelle serait votre première mesure choc ?
Si j’étais ministre de l’Agriculture demain, ma première mesure choc serait le lancement d’un programme national “Jeunes Agropreneurs” doté d’un fonds spécial et d’un accompagnement avec pour objectif faire de l’agriculture un levier d’emploi, d’innovation et de fierté pour la jeunesse. Ce programme inclurait un accès sécurisé à la terre via des partenariats avec les collectivités locales, des microcrédits agricoles pour les jeunes porteurs de projets, les formations pratiques en agroécologie, transformation, agrobusiness et usage des technologies (drone, irrigation intelligente, e-commerce). Un accent particulier sera aussi mis sur des campagnes médiatiques de revalorisation de l’image de l’agriculture, avec la mise en avant des modèles de jeunes à succès.