Nigeria : tensions diplomatiques autour des accusations américaines de génocide chrétien


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croix @Sebastien Cailleux

Alors que Washington menace de sanctions et que plus de 7 000 chrétiens auraient été tués en 2025, le Nigeria rejette fermement toute accusation de génocide. Au cœur de la controverse, l’Église nigériane elle-même peine à adopter une position claire, entre reconnaissance des persécutions et crainte d’enflammer davantage un pays déjà au bord du gouffre sécuritaire. Décryptage d’une crise qui mêle réalité du terrain, manipulation des chiffres et instrumentalisation géopolitique.

Le sénateur républicain Ted Cruz a présenté le 11 septembre dernier le « Nigeria Religious Freedom Accountability Act of 2025« , une législation visant à reclasser le Nigeria comme « Pays préoccupant » en matière de liberté religieuse et à imposer des sanctions contre des officiels nigérians. En cause, les nombreux massacres de chrétiens dans le Nord.

Dans une lettre datée du 6 octobre, le représentant Riley Moore a enfoncé le clou auprès du Secrétaire d’État Marco Rubio, réclamant la suspension de toute vente d’armes au Nigeria. Les chiffres avancés sont glaçants : plus de 7 000 chrétiens auraient été tués depuis le début de l’année 2025, soit une moyenne de 35 décès par jour, et 19 100 églises auraient été attaquées ou détruites depuis 2009.

Abuja sur la défensive : une contre-offensive diplomatique

Face à cette offensive, le gouvernement fédéral nigérian a lancé une riposte coordonnée. Le ministère des Affaires étrangères a ouvert des discussions avec Washington, selon le porte-parole Kimiebi Ebienfa, qui affirme avoir « expliqué que les allégations ne sont pas vraies » à travers les missions diplomatiques.

En avril 2025, le ministre des Affaires étrangères, l’ambassadeur Yusuf Tuggar, avait commandé une étude approfondie sur les tueries au Nigeria, produisant selon lui « un document impartial » transmis à toutes les missions diplomatiques pour « engager les gouvernements étrangers avec des faits« . Le conseiller présidentiel Daniel Bwala a même évoqué une « propagande occidentale« , liant ces accusations à la position du Nigeria sur le conflit israélo-palestinien lors de l’Assemblée générale de l’ONU, où Abuja a soutenu une solution à deux États et condamné le traitement des Palestiniens.

Le cœur du débat réside dans la position de la Christian Association of Nigeria (CAN), l’organisation parapluie représentant des millions de chrétiens. La situation révèle des divisions profondes au sein de l’Église nigériane.

Les tueries n’ont pas de schéma fixe

Début octobre, Abimbola Ayuba, directeur des affaires nationales de la CAN, a semblé minimiser la situation en déclarant au Guardian que « les tueries n’ont pas de schéma fixe » et affectent aussi bien musulmans que chrétiens selon les régions. Cette déclaration a été largement reprise comme la position officielle de la CAN.

La clarification du 8 octobre : Face à la controverse, l’archevêque Daniel Okoh, président de la CAN, a publié une déclaration officielle le 8 octobre qui change considérablement le ton. Sans utiliser le terme « génocide« , la CAN affirme « sans hésitation que de nombreuses communautés chrétiennes dans certaines parties du Nigeria, en particulier dans le Nord, ont subi de graves attaques, pertes de vies et destruction de lieux de culte. »

La CAN a établi des mécanismes pour enregistrer les incidents de tueries religieuses, a saisi la Cour pénale internationale à La Haye, et a accueilli des organisations chrétiennes mondiales comme l’Alliance évangélique mondiale.

Les données qui contredisent le déni

  • SBM Intelligence rapporte que 21 prêtres catholiques ont été enlevés entre juillet 2022 et juin 2023
  • L’Église catholique recense environ 145 prêtres kidnappés au cours des 10 dernières années
  • Open Doors classe le Nigeria au 7e rang mondial des pays les plus dangereux pour les chrétiens, avec 3 100 des 4 476 chrétiens tués pour leur foi dans le monde en 2024
    Intersociety estime que 7 000 chrétiens ont été massacrés dans les 220 premiers jours de 2025
  • L’enlèvement de prêtres représente selon les analystes une « double stratégie » : cible de grande valeur pour les rançons, leur disparition crée également un vide d’autorité morale dans les communautés rurales assiégées.

Un débat empoisonné par la géopolitique

La controverse a pris une dimension géopolitique lorsque le comédien américain Bill Maher a comparé la situation au Nigeria à celle de Gaza, affirmant que c’était « bien plus une tentative de génocide » que le conflit palestinien. Ces propos ont été vivement contestés par Jibrin Ibrahim, conseiller spécial du président, qui y voit une manipulation visant à « discréditer le Nigeria » pour sa position pro-palestinienne à l’ONU.

Le Conseil suprême islamique du Nigeria (NSCIA) est allé plus loin, accusant le 10 octobre la direction de la CAN et ses « alliés étrangers » de propager des « mensonges » et de se livrer à des « actes qui frisent la trahison« . Le Conseil musulman affirme que les terroristes attaquent aussi bien musulmans que chrétiens, citant des massacres récents dans des mosquées.

Les données du Nigeria Security Tracker montrent qu’en 2022, des groupes de bandits ont mené 77 attaques contre des églises et des mosquées, causant 289 morts. Deux semaines après les déclarations de Bill Maher, un groupe de bandits a attaqué une mosquée dans l’État de Zamfara, tuant cinq fidèles.

Les conflits dans la « Middle Belt » – cette zone tampon entre le nord musulman et le sud chrétien – impliquent des dimensions ethniques (affrontements entre éleveurs peuls et agriculteurs), territoriales (accès à la terre et à l’eau), économiques (pauvreté, criminalité) et climatiques (désertification poussant les éleveurs vers le sud).

Dans sa déclaration du 8 octobre, la CAN conclut par un appel puissant : « La guérison du Nigeria ne viendra ni du déni ni du blâme, mais du courage : le courage d’affronter nos échecs collectifs, de pleurer ensemble et de reconstruire la confiance au sein de nos communautés.« 

Masque Africamaat
Spécialiste de l'actualité d'Afrique Centrale, mais pas uniquement ! Et ne dédaigne pas travailler sur la culture et l'histoire de temps en temps.
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