
Plus de trois décennies après les faits, l’affaire Martina Johnson cristallise les défis auxquels fait face la justice internationale dans la poursuite des crimes de guerre. Cette ancienne commandante du Front National Patriotique du Liberia (NPFL), proche de Charles Taylor, attend depuis treize ans qu’un tribunal belge se prononce définitivement sur son sort. concernant des faits remontant à plus de 30 ans.
L’Opération Octopus, offensive sanglante lancée en octobre 1992 contre Monrovia, constitue le cœur des accusations. Durant cette période sombre de la première guerre civile libérienne, des milliers de civils ont perdu la vie. Martina Johnson, alors âgée de 22 ans, aurait commandé une unité d’artillerie et participé directement à des massacres, des mutilations et des actes d’une cruauté extrême.
Les témoignages recueillis décrivent des scènes insoutenables : des exécutions sommaires, des tortures systématiques, des amputations pratiquées sur des civils. Cette violence s’inscrivait dans un conflit qui a déchiré le Liberia entre 1989 et 1996, causant la mort de dizaines de milliers de personnes.
Une enquête paralysée par le temps
Depuis son arrestation en septembre 2014 à Gand, où elle vivait paisiblement avec son mari belgo-libérien depuis 2003, Martina Johnson n’a toujours pas été jugée. Cette lenteur procédurale soulève des questions cruciales sur l’efficacité de la justice pour les crimes internationaux. Les raisons de ce retard sont multiples et révélatrices des obstacles auxquels se heurtent ces procédures exceptionnelles.
Les enquêteurs belges ne se sont jamais rendus au Liberia pour recueillir des témoignages sur place, invoquant successivement l’épidémie d’Ebola puis des contraintes budgétaires. Pendant ce temps, des témoins clés, tant pour l’accusation que pour la défense, sont décédés, compromettant irrémédiablement l’établissement de la vérité.
Le principe de compétence universelle à l’épreuve
L’affaire Johnson illustre les possibilités mais aussi les limites de la compétence universelle, ce principe qui permet à un État de juger des crimes internationaux même commis à l’étranger par des étrangers. La Belgique, qui dispose de cette compétence, offre théoriquement une voie de recours aux victimes libériennes face à l’inaction de leur propre système judiciaire.
Pourtant, cette compétence ne suffit pas à garantir une justice effective. Les moyens financiers limités, la complexité des enquêtes internationales et les difficultés diplomatiques transforment souvent ces procédures en marathons judiciaires épuisants pour toutes les parties.
Cette affaire met en lumière une tension fondamentale du droit : le droit des victimes à la vérité et à la justice d’une part, le droit de l’accusée à un procès équitable dans un délai raisonnable d’autre part. Après onze ans d’assignation à résidence sous surveillance électronique, Martina Johnson, qui souffre d’une grave maladie du foie, peut légitimement invoquer l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui garantit certains droits au bénéfice des parties à un procès.
Pour les victimes et leurs représentants, notamment les ONG Civitas Maxima et Global Justice and Research Project, cette attente est tout aussi insoutenable. Chaque année qui passe éloigne la perspective d’une justice effective et voit disparaître des témoins essentiels.
L’impunité libérienne
Le cas Martina Johnson révèle un problème plus profond : l’absence totale de justice au Liberia pour les crimes commis durant ses deux guerres civiles. Malgré les recommandations de sa Commission Vérité et Réconciliation, le pays n’a jamais poursuivi les responsables des atrocités qui ont coûté la vie à environ 200 000 personnes.
Charles Taylor, le chef du NPFL, a certes été condamné à 50 ans de prison, mais uniquement pour des crimes commis en Sierra Leone voisine, pas au Liberia. Cette asymétrie judiciaire illustre les priorités souvent aléatoires de la justice internationale, davantage déterminées par les opportunités procédurales que par l’ampleur des crimes.
Les enjeux du procès à venir
La chambre du conseil de Gand devait statuer le 14 octobre 2025 sur le renvoi de Martina Johnson devant la cour d’assises. Un procès permettrait enfin d’établir judiciairement la vérité sur les événements de 1992 et offrirait aux victimes une reconnaissance de leurs souffrances. Il enverrait également un signal aux autres responsables de crimes de guerre qui vivent impunément à travers le monde : la justice, même lente, peut finir par les rattraper.
À l’inverse, un abandon des poursuites après treize ans d’enquête constituerait un échec retentissant pour la compétence universelle et découragerait les futures tentatives de poursuivre les criminels de guerre en dehors de leurs pays d’origine.