L’Espagne face à ses partenaires du Maghreb


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H. Ben Yaïche et MA. Moratinos

Pur produit de la diplomatie espagnole, Miguel Angel Moratinos, Ministre des Affaires étrangères – en poste depuis le 18 avril 2004 – est un connaisseur hors pair des questions arabes, du Maghreb et du Moyen-Orient. Son tropisme, appuyé sur une vraie expertise, n’a jamais fléchi. Bien au contraire. Depuis qu’il est à la tête de la diplomatie espagnole, il a résolument inscrit son pays dans une cohérence, qui n’empêche pas cependant la multipolarité, avec des orientations géostratégiques essentielles, comme par exemple la Méditerranée ou le Maghreb. Entretien exclusif par Hichem Ben Yaïche.

H. Ben Yaïche et MA. MoratinosSitué à Plaza de la Provincia, au cœur du vieux Madrid, le Palais de Santa Cruz, ancien siège du ministère des Affaires étrangères, continue à servir, de temps en temps, de lieu de rendez-vous au ministre Miguel Angel Moratinos. Notre rencontre s’est déroulée dans ce lieu chargé d’histoire. La politique arabe de l’Espagne, les partenariats commerciaux avec la Tunisie, l’Algérie et le Maroc, l’Euromed, l’Union méditerranéenne proposée par Nicolas Sarkozy… De nombreux sujets abordés par Miguel Angel Moratinos pour Afrik.com.

Afrik.com : Depuis que vous êtes à la tête de ministère des Affaires étrangère, vous avez mis en place, entre autres, une véritable « politique arabe » de l’Espagne. Qu’est-ce qui explique ce choix stratégique de la diplomatie espagnole ?

Miguel Angel Moratinos : Pour nous, c’est une politique arabe qui entre dans une politique méditerranéenne. Nous n’oublions pas les autres acteurs dans la région. C’est une vision plus globale qui indique et détermine que tout le pourtour méditerranéen doit avoir une priorité dans la stratégie de l’Espagne et de l’Union européenne. Je crois que ce qui manque depuis des longues années, c’est un engagement stratégique de l’UE vis-à-vis de la frontière sud. Nous n’avions pas été en mesure de répondre aux changements stratégiques ayant découlé de l’effondrement du Mur de Berlin. Certes, nous avons su rétablir la géographie et l’histoire de l’UE par l’adhésion de nouveaux membres de l’Europe centrale et de l’Est. Mais, nous n’avons pas réussi à mener une nouvelle stratégie vis-à-vis des pays du Sud. C’est pour cela que nous avons essayé de reprendre tout l’élan qui avait été lancé en 1995 en organisant le sommet euroméditerranéen à Barcelone, en 2005. Dans cet esprit, nous sommes prêts à travailler pour donner une nouvelle impulsion à travers l’initiative de l’Union méditerranéenne du président français.

Afrik.com : Restons encore dans cette relation bilatérale de l’Espagne avec les pays de la rive sud. De plus en plus d’entreprises espagnoles se délocalisent dans le Maghreb, faisant de cette région sa « profondeur stratégique ». Pourriez-vous nous donner une idée sur la nature de ces échanges ?

Miguel Angel Moratinos : Les pays maghrébins sont notre axe prioritaire. Je n’ai pas de chiffres précis en tête, mais, par exemple, en partant de la Tunisie, qui est le pays le plus éloigné de l’Espagne, nous avons triplé le nombre d’entreprises espagnoles. Lors de ma dernière visite dans ce pays, le président Ben Ali m’en a félicité. Dans cet ordre d’idées, notre présence économique et financière en Algérie et au Maroc est extraordinaire ! Cela est normal, nous travaillons en tant que partenaires ! On a des accords de bon voisinage, d’amitié et de coopération avec tous les pays du Maghreb. Dans ce contexte, il est normal que l’économie et les hommes d’affaires espagnols s’impliquent pour le développement social et économique de l’Afrique du Nord. Que ce soit au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, nous avons réalisé des chiffres très élevés en termes d’échanges commerciaux.

Afrik.com : Votre « partenariat stratégique » avec l’Algérie a été malmené récemment avec le litige commercial opposant la Sonatrach au Repsol et Gas Natural. Où on en est-on ? Et comment analysez-vous politiquement cette affaire ?

Miguel Angel Moratinos : non, pas malmené ! Nous avons déjà réalisé le Medgaz, c’est une connexion directe entre l’Algérie et l’Espagne. Dès lors comment peut-on parler ou imaginer une crise énergétique entre l’Espagne et l’Algérie à l’heure où l’on a fait le pari stratégique d’être unis pas seulement par un gazoduc, mais l’Espagne est dépend à 40% – et peut-être 60% dans le futur – en termes d’énergie par rapport à l’Algérie. Qu’il y a un problème entre entreprises ne veut pas dire qu’on est en crise ! Jamais les deux pays n’avaient atteints des échanges commerciaux si élevés, et des capacités d’investissement comme celles d’aujourd’hui. C’est normal qu’il y ait des problèmes parce les rapports sont tellement intenses…

Afrik.com : C’est-à-dire…

Miguel Angel Moratinos : Nous sommes en contact permanent et notre dialogue est solide. Nous allons essayer d’aider les deux entreprises à trouver une solution à l’amiable. Nous sommes convaincus que le futur de l’Algérie et de l’Espagne passe par un partenariat stratégique en matière d’énergie encore plus ambitieux. Dans ce contexte, il faut envisager aussi le futur gazoduc subsaharien. L’Espagne et l’Algérie sont les deux maillons d’une chaîne énergétique qui va unir l’Europe et l’Afrique. Ceux qui, depuis très longtemps, regardaient vers l’Est (la Russie) et d’autres sources d’approvisionnement, alors que personne n’investissait en Algérie, nous, nous étions et sommes toujours là ! Cependant, il faut discuter et résoudre les petits incidents qui pourrait émerger ici ou là.

Afrik.com : On le voit, l’Espagne n’est pas indifférente à ses voisins du sud. Sur le plan régional, il y a un contentieux qui bloque l’intégration maghrébine, c’est celui du Sahara occidental. Pour sortir de l’immobilisme actuel, l’Espagne pourrait-elle jouer, sur cette question, le rôle de facilitateur ?

Miguel Angel Moratinos : Nous avons déjà joué un rôle ! L’ancien représentant personnel de Kofi Annan, ex-secrétaire général de l’ONU, avait démissionné. Nous nous sommes trouvés à un moment donné dans une impasse totale. Il a fallu convaincre les deux parties, engager les Nations-unies, convaincre le secrétaire général pour la nomination d’un nouveau représentant personnel. Dans toute cette démarche, l’Espagne a été à l’avant-garde afin de trouver une solution définitive au problème du Sahara occidental. Je crois que le temps est venu pour que les efforts des deux parties, sous les auspices de l’ONU, débouchent sur des résultats. Nous les encourageons à négocier et à trouver une solution, laquelle doit s’appuyer sur les principes et droits relevant de la légalité internationale. Aujourd’hui, il y a une nouvelle démarche. Deux rounds de négociation ont déjà eu lieu ; il y en aura une troisième au mois de novembre. Et, cette fois, nous espérons que cela avancera. Nous ne pourrons plus continuer à rester inerte devant une situation de blocage au sein du Maghreb. Parce que cela ne doit pas arrêter l’intégration maghrébine, pour ajourner d’une façon éternelle, la solution du problème du Sahara occidental !

Afrik.com : Aujourd’hui, l’EuroMed est l’objet de nombreuses critiques. Désillusions, déceptions, insatisfaction… ce sont les mots qui reviennent le plus souvent. Faut-il, selon vous, aller vers un « Barcelone plus » ? Et quelles sont les nouvelles pistes qu’il faut privilégier ?

Miguel Angel Moratinos : Quand il y a des critiques, c’est toujours sain. Cela pousse à prendre des initiatives. Par conséquent, s’il n’y a pas de critiques, cela veut dire que rien ne se passe. Quand nous avions lancé cette initiative, nous étions arrivés à la conclusion, après de longues discussions, qu’il faudrait initier un processus. J’insiste sur le mot processus. Celui-ci permet, en effet, de mûrir notre approche au fur et à mesure de notre marche, afin de résoudre les différentes questions qui sont présentes au sein de l’espace EuroMed. Cependant, le temps est venu aujourd’hui pour avancer, et aller vers un « Barcelone plus ».

Afrik.com : Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

Miguel Angel Moratinos : Il faudra mettre tout un tas d’institutions pour que cela marche de façon plus systématique, et pour refléter davantage le partenariat. Les choses ne devraient pas se décider uniquement à Bruxelles. Certes, le comité EuroMed fonctionne bien, mais cela ne suffit pas. Idem pour la réunion ministérielle annuelle des ministres des Affaires étrangères. Aujourd’hui, il faut aller vers plus d’institutions communes, des projets et des engagements communs. C’est dans cet esprit que se situe l’initiative du président Nicolas Sarkozy.

Afrik.com : Vous êtes l’un des tout premiers à avoir réagi à cette idée en publiant un article dans le journal « El Pais » indiquant qu’il faut aller encore plus loin dans le contenu de ce projet…

Miguel Angel Moratinos : Je pense qu’il faut être toujours plus ambitieux. L’élément positif de cette démarche, c’est que la France revient vers la Méditerranée avec une initiative forte. Il faut l’appuyer pour réussir dans ses objectifs.

Afrik.com : Mais, aujourd’hui, au-delà de l’effet d’annonce, elle est une coquille vide. Avez-vous des idées précises sur ce sujet ?

Miguel Angel Moratinos : Nous sommes en train de nous concerter avec nos amis italiens et français. Nous avons aussi des discussions informelles parce que nous ne voulons pas être en désaccords avec nos amis français. Par conséquent, il faut éviter d’imposer un modèle tout fait. La structuration de l’initiative doit être faite ensemble. De ce point de vue, le président français à déjà présenté ses idées ; nous avons décidé d’établir d’intenses concertations avec nos amis italiens et les partenaires du Sud. On est en train de mûrir nos réflexions afin de voir ce que nous pourrons présenter.

Afrik.com : Le président Nicolas Sarkozy a précisé, lors de sa visite d’Etat au Maroc, un certain nombre de choses sur l’Union méditerranéenne. Il a exprimé sa préférence de s’acheminer vers des projets concrets pour la région. Mais on n’a toujours pas compris l’articulation de cette Union par rapport à ce qui existe déjà. Quel est votre point de vue à ce propos ?

Miguel Angel Moratinos : Il faut un espace régional plus méditerranéen. Nous saluons la proposition française. N’oublions pas que la Communauté économique européenne avait commencé par de grands projets. Nous avons déjà parlé avec nos amis français qui sont tout à fait d’accord pour mener des projets stratégiques concrets, comme la sécurité, l’immigration, l’environnement, la culture, le dialogue des civilisations. Cela a beaucoup avancé. Tous ces sujets sont importants.

Afrik.com : Comment financer cette Union méditerranéenne ? Et d’où viendra l’argent ?

Miguel Angel Moratinos : Il y a pas mal de financement, mais il faut aussi la contribution du secteur privé. Quand le projet est bon, on trouve l’argent. Il y a déjà des initiatives italiennes et espagnoles en matière des agences d’investissement privées et publiques. On a aussi la FEMIP de la Banque européenne d’investissement (BEI). Les instruments financiers ne manquent pas. L’important, c’est d’avoir un projet et une volonté politique clairs. Les pays méditerranéens souhaitent-ils participer dans un grand espace géopolitique ou non ? De notre côté, cela est évident, et il faut le faire. On a la chance d’avoir une France plus active et plus engagée. Profitons de cette idée. Nous voulons rester ambitieux dans notre politique méditerranéenne.

Afrik.com : C’est une initiative française. Comment vous positionnez-vous en tant qu’Espagnols ?

Miguel Angel Moratinos : Tout ce qui touche la Méditerranée et permet d’avancer dans la coopération et la poursuite des solutions aux problèmes réels qui nous affectent est positif. Notre souci majeur se résume dans cette question : comment faire pour que ce soit efficace ? Alors il faut une structure méditerranéenne qui puisse être, plus tard, transférée ou intégrée dans le processus EuroMed, un « Barcelone plus ». Nous devons commencer à travailler entre Méditerranéens ; il faut aussi penser aux enjeux stratégiques qui touchent, pas seulement les pays européens de la Méditerranée, mais aussi tous les pays de cette région.

Afrik.com : Pour l’opinion des pays du Sud, l’EuroMed est un processus lointain et n’a aucune réalité pour les peuples de cette région. Comment faire en sorte que ces derniers soient davantage associés à cette idée ambitieuse ?

Miguel Angel Moratinos : Le processus de Barcelone a beaucoup parlé des peuples. Seulement, les opinions publiques n’ont pas été bien informées. La zone euroméditerranéenne de libre-échange implique l’économie et le bien-être des citoyens du Sud. Quand on fait des programmes d’échange universitaire pour permettre à des étudiants de suivre des cours dans des universités arabes, musulmanes, espagnoles ou italiennes, cela touche aussi les peuples. Sans parler des programmes culturels. Mais, à l’évidence, il reste des efforts à faire politiquement. C’est vrai que pour nous cela était une déception ! L’Espagne aura la présidence de l’Union européenne en 2010 ; nous avons une nouvelle possibilité de relancer et d’asseoir une véritable structure euroméditerranéenne qui aurait un parlement, une commission, etc. Il y a beaucoup des choses à faire !

Afrik.com : Votre expérience et votre expertise des réalités du Moyen-Orient vous permettent d’appréhender sa complexité. Selon vous, quelles sont les conditions pour les nouvelles négociations de paix entre Palestiniens et Israéliens puissent déboucher malgré les divergences des points de vue ?

Miguel Angel Moratinos : Nous avons une nouvelle opportunité de paix. Les deux parties doivent comprendre qu’il ne faut pas manquer cette occasion de faire la paix. Je crois que tout le monde est conscient de l’importance de cette nouvelle échéance qui se présente. Nos amis américains ont compris aussi que c’est une grande opportunité. On doit les accompagner. Le moment est venu pour que cette vision de deux Etats – Israël et la Palestine vivant en sécurité et en paix – devienne une réalité. Il faut tout de suite établir le grand contour de l’Etat palestinien pour que celui-ci puisse assumer ses nouvelles responsabilités. Tout cela doit être réalisé avec l’aide de la communauté internationale.

Afrik.com : Mais comment les Européens vont-ils être associés à cette initiative ?

Miguel Angel Moratinos : Ils sont déjà associés. M. Blair et M. Solana représentent l’UE. Tous les pays du pourtour méditerranéen sont en contact quotidien avec les acteurs. Dans ce sens, il faut laisser les deux parties négocier les termes de références de la future conférence ; les encourager et les stimuler pour qu’ils assument leurs responsabilités politiques lors de ce rendez-vous historique.

Afrik.com : Tous ceux qui connaissent la région et suivent les péripéties de l’affaire nucléaire iranienne constatent que tous les éléments d’une frappe militaire contre l’Iran ont réunis. Cela ne risque-t-il pas de tout mettre par terre et de plonger cette partie du monde dans un nouveau chaos ?

Miguel Angel Moratinos : Cette inquiétude existe, mais il y a aussi la certitude qu’il faut tout faire pour éviter l’option militaire. Je crois que le tout monde est d’accord sur la nécessaire fermeté vis-à-vis des Iraniens pour qu’ils donnent des garanties et des assurances conformes aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU et de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à Vienne. A partir de là, il faut stopper toute possibilité de dérapage militaire afin de trouver une solution diplomatique et pacifique en dialoguant à fond. Par conséquent, nous devons nous concentrer sur l’option diplomatique.

Par Hichem Ben Yaïche

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