
Aux Pays-Bas, l’enquête visant Abderrahim El M., ancien cadre-interprète du NCTV (Coordinateur national pour la sécurité et la lutte contre le terrorisme), soupçonné d’avoir divulgué des secrets d’État au profit des services marocains, met à nu les failles de protection des informations classifiées et tend les relations entre La Haye et Rabat.
Né au Maroc, installé aux Pays-Bas pour des études de philosophie, Abderrahim El M. a longtemps été traducteur arabe puis analyste senior au NCTV, poste qui lui donnait accès à des dossiers sensibles (radicalisation, antiterrorisme, démantèlement de filières). Il est interpellé le 26 octobre 2023 à l’aéroport de Schiphol alors qu’il s’apprête à embarquer pour le Maroc, porteur d’un grand nombre de supports numériques. Une perquisition chez lui met au jour un stock massif de documents classifiés.
Selon le parquet, 928 documents ont été recensés, dont 345 émanant du renseignement intérieur (AIVD) et 65 du renseignement militaire (MIVD). Lors d’une audience le 7 février 2024, les magistrats évoquent aussi un volume total exfiltré estimé à 46 To.
Une ex-collègue de 35 ans, passée depuis à la police, est arrêtée le même jour : elle est soupçonnée d’avoir aidé à imprimer des documents lorsque l’intéressé a changé de poste. Elle sera remise en liberté conditionnelle en décembre 2023 mais demeure poursuivie.
Déclarations, défense et statut de détention
À l’audience, El M. nie vigoureusement toute trahison et se dit tenu au secret professionnel, au point de refuser de développer publiquement sa version pour des raisons de sécurité. Son conseil, Me Bart Nooitgedagt, plaide le « coup monté ». Après près de vingt mois de détention, la cour suspend sa détention provisoire début juillet 2025 et le place sous contrôle, considérant que son intérêt à la liberté l’emporte à ce stade, tout en rappelant la gravité des charges.
La justice veut comprendre le niveau d’accès du suspect et la culture interne du NCTV : le Premier ministre Dick Schoof (ex-patron du NCTV) et l’actuel directeur Pieter-Jaap Aalbersberg sont entendus à huis clos à la mi-septembre 2025 par un juge d’instruction.
Plus spectaculaire, le tribunal de Rotterdam demande d’entendre Yassine Mansouri, patron de la DGED (renseignement extérieur marocain), ainsi que quatre agents marocains soupçonnés d’avoir reçu des documents. Une requête jugée « très difficile » à exécuter, mais qui illustre la gravité perçue de l’affaire.
Un contexte européen sous haute tension (Pegasus, Marocgate)
Cette procédure s’inscrit dans un climat déjà inflammable en Europe autour d’activités d’ingérence et de surveillance attribuées au Maroc. D’un côté, le Pegasus Project (été 2021), coordonné par Forbidden Stories avec l’appui technique d’Amnesty, a documenté l’usage du spyware Pegasus contre journalistes, militants et responsables publics dans plusieurs pays — accusations que Rabat a contestées. Ces révélations ont déclenché enquêtes et contentieux en chaîne.
De l’autre, le Marocgate (volet marocain du Qatargate) a exposé, à partir de décembre 2022, des soupçons de corruption et d’ingérence visant des élus et assistants du Parlement européen. L’assemblée a notamment levé l’immunité de deux eurodéputés pour permettre les investigations ; l’affaire se poursuit en Belgique, avec des reconnaissances partielles et des zones d’ombre persistantes.
Les angles morts du système néerlandais
Au-delà du sort judiciaire d’El M., l’affaire met au défi la traçabilité des impressions, le suivi des supports amovibles, la détection d’exfiltrations massives et la gestion des signaux faibles au sein des services. Des débats parlementaires ont d’ailleurs pointé, au printemps 2025, des manquements structurels dans la sécurité de l’information au NCTV.
La procédure suit son cours à Rotterdam. Les auditions de hauts responsables et la demande visant le chef de la DGED pourraient redéfinir la coopération judiciaire et la doctrine de protection des secrets aux Pays-Bas. Quoi qu’il arrive, ce dossier restera un cas d’école sur l’équilibre entre ouverture d’un État de droit, diversité des profils dans les services sensibles et impératifs de contre-ingérence.