Ifè Kohossi, la nutritionniste qui milite pour une Afrique en meilleure santé


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Ifè Kohossi - nutritionniste

Selon les derniers rapports des Nations Unies, « plus de 40 millions de personnes en Afrique de l’Ouest et centrale éprouvent des difficultés à se nourrir au cours de la saison post-récolte de 2024 ». Ces chiffres alarmants traduisent un mal-être croissant. Pourtant, face à cette insécurité alimentaire, une autre réalité s’impose : un nombre tout aussi important de personnes ne manquent pas de nourriture, mais souffrent d’une mauvaise hygiène alimentaire. Pour lutter contre cette situation préoccupante, une nouvelle génération de professionnels de la santé émerge pour sensibiliser les populations à une meilleure hygiène de vie. Parmi eux, Lucrèce Ifè Kohossi, nutritionniste béninoise, mène le combat avec abnégation. Nous sommes allés à sa rencontre.

Des cheveux noués en queue-de-cheval, un maquillage discret, une robe fleurie qui effleure ses talons… Sur son mètre soixante-cinq, elle dégage à la fois élégance et assurance. Souriante, bienveillante, sans artifices, Ifè Kohossi reçoit avec une simplicité qui tranche avec les stéréotypes du marketing bien-être.

Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir nutritionniste ? Y avait-il un déclic personnel ou un constat particulier ?

Depuis mes premiers cours de biologie, j’étais très à mon aise avec les protéines, les glucides et les lipides. C’est mon professeur de Biologie qui a proposé la filière nutrition à ma mère après mon BAC D. Je suis devenue nutritionniste d’abord par amour de la science et de la biologie, ensuite j’ai compris que les enjeux étaient encore plus grands.

Vous avez lancé la plateforme Ifè Nutrition pour accompagner les patients. Quelle est votre philosophie en matière d’alimentation et de santé ?

J’ai lancé la plateforme Ifè Nutrition au cœur de plusieurs deuils. Je venais de perdre ma mère qui a longtemps souffert d’une hypertension artérielle, puis d’une insuffisance rénale chronique. J’ai subi la maladie de maman pendant les derniers moments, sa souffrance, ses propres inquiétudes, celles de mes frères et sœurs et de nos voisins. Malgré les moyens financiers et la disponibilité des services, nous l’avons quand même perdue.

Ma philosophie en matière d’alimentation et de santé est qu’il est possible de prévenir la plupart des maladies avec une alimentation saine et un mode de vie adéquat. Je suis persuadée qu’avec un accompagnement personnalisé en alimentation, nous pouvons vivre longtemps et heureux sans problèmes de santé graves.

Vous proposez des consultations en ligne avec plusieurs formules. Comment s’adapte-t-on à des publics très variés, avec des attentes et des moyens différents ?

Très belle question… En effet, Ifè Nutrition a vu le jour en 2020 en plein Covid-19 et nous avons commencé cette aventure avec uniquement des consultations en ligne. En cinq années, nous avons fait des progrès sensibles. On continue de s’adapter avec beaucoup de patience, en éduquant la patientèle au numérique, en créant une communauté sur les réseaux sociaux et en expliquant à chacun des membres les avantages qu’il y a à souscrire à l’une de nos offres. A l’heure actuelle, j’ai donc une clientèle qui est pour l’essentiel au Bénin, mais qui me vient aussi de plusieurs autres pays d’Afrique, notamment de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Togo, du Burkina Faso et du Niger. Hors du continent, mes clients sont en France, au Canada et aux États-Unis.

On parle beaucoup des aliments ultra-transformés en Afrique. Quel impact ont-ils sur la santé des populations ?

L’Afrique connaît depuis quelques décennies une épidémie de maladies chroniques. N’ayant pas encore éradiqué la malnutrition par carence, elle fait face aujourd’hui à la malnutrition par excès avec comme pathologies l’obésité, le diabète, l’hypertension artérielle, l’hypercholestérolémie, les cancers et les maladies inflammatoires. Tournée de plus en plus vers les aliments ultra-transformés, plusieurs familles ne prennent plus le temps nécessaire pour cuisiner et organiser les repas de la semaine.

Les aliments ultra-transformés sont constitués essentiellement de sucre, de gras de mauvaise qualité, de sel, d’additifs alimentaires et de colorants. Ce sont des bombes caloriques qui favorisent l’obésité et les maladies associées. Malheureusement ces aliments sont associés à un statut économique élevé et sont prisés par les enfants qui refusent de manger les aliments nourrissants essentiels pour leur croissance et leur bien-être.

Quelle place accordez-vous aux aliments locaux et traditionnels dans vos recommandations ? Peut-on bien manger sans se ruiner ?

A Ifè Nutrition, nous accordons une place de choix aux aliments locaux à cause de leur disponibilité, de leurs valeurs nutritionnelles, de leur acceptabilité culturelle, mais aussi et surtout à cause de l’accessibilité financière. Pendant longtemps, il a été dit que pour manger sainement, il faut se coller aux légumes importés et aux plats de salades avec crudités. Ceci est un gros mythe que nous nous employons à déconstruire à Ifè Nutrition. Nous savons qu’avec les aliments locaux et en revisitant nos recettes, nous pouvons manger sainement sans risque de nous ruiner sur le long terme.

En tant que femme et entrepreneure dans le domaine de la santé, avez-vous rencontré des freins particuliers au Bénin ou en Afrique ?

Le principal défi ici est l’équilibre entre les responsabilités familiales et les objectifs à atteindre sur le plan professionnel. On a beau vouloir déléguer quand arrive le moment de créer une famille, les objectifs professionnels prennent deux pas en arrière. Le Bénin fait des efforts pour améliorer les conditions des femmes entrepreneurs mais les défis restent nombreux.

Quels sont les principaux défis nutritionnels auxquels vous êtes confrontée dans votre pratique au quotidien ?

Sur cet aspect aussi, les défis sont nombreux dans la pratique quotidienne. Les plus gros concernent la discipline dans le processus de changement de comportement. La plupart de mes patients ont une alimentation fortement déséquilibrée avec très peu de légumes, une consommation inadaptée de fruits, une consommation importante de jus de fruits, d’alcool, de produits ultra-transformés, de sel et de gras. Pour couronner le tout, nous avons une mauvaise hygiène de vie caractérisée par une faible pratique d’activités sportives, une mauvaise hygiène de sommeil et une mauvaise gestion du stress.

Vous êtes récemment impliquée dans le projet Nanavi. Pouvez-vous nous dire en quoi cela consiste et ce qui vous a convaincue d’y participer ?

Le projet Nanavi est un projet auquel j’adhère et qui vise l’éducation des populations à la consommation des fruits et légumes. A travers ce projet, nous formons non seulement les producteurs à des techniques de productions responsables, mais les accompagnons également dans la mise en vente de leurs produits finaux. Cela a lieu au travers d’une mise en contact avec les vendeuses de ces produits dans les différents marchés du Bénin. Le projet vise aussi la lutte contre la malnutrition infantile par le renforcement des assiettes en légumes et en fruits. Pour atteindre cet objectif, il était important de travailler avec une équipe de nutritionnistes pour les séances de sensibilisation dans les différents marchés et places publiques du pays. C’est dans cet esprit que j’ai rejoint le projet qui se trouve totalement en phase avec les objectifs de Ifè Nutrition.

À votre avis, que faudrait-il mettre en place à grande échelle pour améliorer durablement la nutrition en Afrique ?

L’amélioration de la santé nutritionnelle en Afrique passe passera à mon avis par les décisions politiques, par l’éducation des enfants et par le changement  des comportements alimentaires au cœur des ménages. Je suis persuadée que si les politiques décident de réduire les importations d’aliments ultra-transformés, d’intégrer des cours de nutrition tout au long des cursus et que les familles accompagnent les initiatives de changement des mauvais comportements, la situation sanitaire en Afrique serait bien meilleure.

Enfin, quel message souhaitez-vous transmettre aux jeunes générations concernant la santé et la nutrition ?

Je ne serai pas prolixe ici. Mon message se résumera en une phrase simple : Osez une vie saine à travers une meilleure alimentation.

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