
Le contraste est saisissant. D’un côté, l’Algérie qui martèle depuis des mois un message clair et constant sur Gaza. De l’autre, une France qui louvoie, hésite, puis finit par suivre à reculons sous la pression des journalistes de l’AFP. Cette divergence de positionnement sur le conflit israélo-palestinien illustre le basculement des rapports de force entre l’ancienne puissance coloniale et son ex-colonie devenue voix influente du Sud global.
Dès les premières heures des bombardements israéliens sur Gaza en octobre 2023, l’Algérie a fait entendre sa voix sans ambiguïté. Le président Abdelmadjid Tebboune n’a pas mâché ses mots, qualifiant les opérations militaires israéliennes de « crimes de guerre » et pointant du doigt l' »impunité dont bénéficie Israël grâce à certains soutiens occidentaux« .
Cette position n’est pas restée cantonnée aux déclarations. Alger a déployé une offensive diplomatique tous azimuts :
- À l’ONU, où l’Algérie siège au Conseil de sécurité depuis 2024
- Au sein de l’Union africaine, dont elle est membre fondateur
- Dans les forums du Mouvement des non-alignés
- Lors des sommets de la Ligue arabe
Point d’orgue de cette mobilisation : en juin 2024, l’Algérie a déposé un projet de résolution à l’Assemblée générale des Nations unies. Le texte, sans équivoque, exigeait un cessez-le-feu immédiat, le strict respect du droit international humanitaire et la levée totale du blocus de Gaza. Une initiative largement soutenue par les pays du Sud, mais qui s’est heurtée aux réticences occidentales, France comprise.
La valse-hésitation française
Face à cette clarté algérienne, la position française apparaît pour le moins erratique. Les premiers mois du conflit ont vu Emmanuel Macron multiplier les contorsions sémantiques. Pas question d’appeler à un « cessez-le-feu immédiat » – l’expression était jugée trop forte.
Paris préférait parler de « trêve humanitaire » ou d' »arrêt des combats dès que possible« . Des nuances qui, vues de Gaza sous les bombes, ressemblaient à de l’indifférence.
Cette prudence excessive s’explique par plusieurs facteurs :
- La volonté de maintenir un équilibre avec Israël, partenaire stratégique
- Les pressions des alliés européens et américains
- La crainte d’être accusée d’antisémitisme dans un contexte national tendu
- Les divisions internes au sein même de l’exécutif français
Il aura donc fallu attendre juillet 2025, soit plus de huit mois après le début des hostilités, pour que la France se rallie enfin à l’appel pour un cessez-le-feu durable. Un revirement tardif qui n’a échappé à personne, et surtout pas aux opinions publiques arabes et africaines.
L’alerte de l’AFP : un électrochoc pour la diplomatie française ?
Le 21 juillet 2025, un cri d’alarme sans précédent est venu secouer les consciences : la Société des journalistes de l’Agence France-Presse a alerté sur le risque imminent de voir ses reporters à Gaza mourir de faim. « Depuis que l’AFP a été fondée en août 1944, nous avons perdu des journalistes dans des conflits, nous avons eu des blessés et des prisonniers dans nos rangs, mais aucun de nous n’a le souvenir d’avoir vu un collaborateur mourir de faim« , écrit la SDJ dans un communiqué poignant.
Bashar, photographe de 30 ans, vit dans les ruines de sa maison avec sa famille. « Je n’ai plus la force de travailler pour les médias. Mon corps est maigre et je ne peux plus travailler« , a-t-il écrit sur Facebook. Son frère aîné est « tombé, à cause de la faim« . Ahlam, autre journaliste de l’AFP, témoigne : « À chaque fois que je quitte la tente pour couvrir un événement, réaliser une interview ou documenter un fait, je ne sais pas si je reviendrais vivante« .
Le même jour, 25 pays occidentaux – dont la France, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, l’Italie et le Japon – ont publié un communiqué conjoint exigeant « la fin immédiate de la guerre à Gaza« . Les signataires, incluant 15 pays de l’UE, ont condamné « le blocus israélien qui entrave l’acheminement d’aide » et dénoncé « le plan de ville humanitaire soutenu par Israël comme dangereux et privant les Gazaouis de leur dignité« .
Pour la première fois depuis le début du conflit, la France se joint à une initiative collective forte, abandonnant ses prudences sémantiques habituelles. L’image de journalistes français risquant de mourir de faim a visiblement pesé dans ce changement de ton.
Le symbole d’un basculement géopolitique
Cette divergence franco-algérienne sur Gaza symbolise un renversement historique des rapports de force diplomatiques. L’Algérie s’impose aujourd’hui comme une voix qui compte, particulièrement sur les questions proche-orientales.
Les visites successives à Alger du président palestinien Mahmoud Abbas (fin 2024) puis d’une délégation du Hamas (début 2025) ont confirmé ce statut de capitale incontournable pour la cause palestinienne. Un rôle que la France, historiquement proche du monde arabe, semble avoir abandonné.
Plus révélateur encore : l’interdiction de plusieurs manifestations pro-palestiniennes à Paris en 2024 ou même les sanctions contre le fait de brandir un drapeau palestinien, a achevé de ternir l’image française. Ces décisions, perçues comme une atteinte à la liberté d’expression, ont renforcé le sentiment d’une France alignée sur les positions les plus dures, en décalage total avec les aspirations de ses propres citoyens issus de l’immigration.
Une France à la traîne de l’Histoire ?
Le contraste est d’autant plus frappant que la France se targuait jadis d’une « politique arabe » indépendante, incarnée par le général de Gaulle puis Jacques Chirac. Cette époque semble révolue. Sur Gaza, Paris donne l’impression de subir les événements plutôt que de les influencer.
Les tentatives récentes de rattrapage – multiplication des contacts diplomatiques, références répétées à la « solution à deux États » – peinent à convaincre. Le mal est fait : pour de nombreux observateurs, la France a perdu sa crédibilité d’intermédiaire équilibré au Proche-Orient.
L’Algérie, elle, capitalise sur plusieurs atouts :
- Sa légitimité historique héritée de la lutte anticoloniale
- Sa constance diplomatique sur la question palestinienne depuis 1962
- Son refus de normaliser ses relations avec Israël
- Sa capacité à fédérer les positions du Sud global
Leçons pour l’avenir
Cette séquence diplomatique révèle des tendances lourdes. La voix du Sud global, incarnée ici par l’Algérie, gagne en assurance et en influence. Les anciennes puissances coloniales comme la France peinent à s’adapter à cette nouvelle donne, prisonnières de leurs alliances traditionnelles et de leurs contradictions internes.
Pour Paris, c’est toute sa politique méditerranéenne et africaine qui est questionnée. Comment retrouver une crédibilité perdue ? Comment renouer avec une tradition diplomatique d’équilibre et d’indépendance ? Les réponses à ces questions détermineront la place de la France dans le monde multipolaire qui se dessine.
Alors que le bilan humain à Gaza ne cesse de s’alourdir – plus de 40 000 morts selon les dernières estimations –, la cohérence diplomatique algérienne tranche avec les atermoiements français. Cette divergence marque symboliquement la fin d’une époque où Paris dictait le tempo diplomatique en Méditerranée.
Dans ce nouveau monde qui émerge, l’Algérie démontre qu’une position claire et constante, ancrée dans des principes, peut peser davantage que les calculs tactiques d’une ancienne grande puissance. Une leçon que la diplomatie française ferait bien de méditer, sous peine de voir son influence continuer de s’éroder, non seulement au Maghreb et au Moyen-Orient, mais dans l’ensemble du Sud global.