
De Dakar à Ouagadougou en passant par Abidjan, un mouvement sans précédent de décolonisation des noms de rues transforme le visage urbain de l’Afrique occidentale. Enquête sur cette révolution toponymique qui dépasse le simple symbolisme.
La Côte d’Ivoire a lancé en mars 2025 l’une des plus ambitieuses opérations de renommage de son histoire. Le district autonome d’Abidjan transforme progressivement 600 voies portant encore des noms hérités de l’époque coloniale, sur les quelque 15 000 artères que compte la métropole économique. Ce projet d’envergure, évalué à 17 millions de dollars, vise un double objectif : remplacer les références à l’ancienne puissance coloniale par des figures nationales et doter la ville d’un système d’adressage moderne facilitant services postaux et applications numériques.
Le 1er mai, les premières nouvelles plaques ont été dévoilées lors d’une cérémonie officielle. Parmi les changements emblématiques : le boulevard Valéry-Giscard-d’Estaing devient le boulevard Félix-Houphouët-Boigny, en hommage au père de l’indépendance ivoirienne ; le boulevard de France se transforme en avenue Marie-Thérèse Houphouët-Boigny, célébrant la Première Dame (1960-1993) ; tandis que le boulevard Marseille prend désormais le nom de Philippe-Yacé, premier président de l’Assemblée nationale.
Pour un urbanisme de l’université d’Abobo-Adjamé, « d’une part ce travail reconstruit la mémoire collective et d’autre part il facilite la livraison d’un colis ou l’arrivée des secours« . Cette initiative s’inscrit dans une démarche participative, comme l’affirme Adama Bictogo, maire de Yopougon, qui souligne que les habitants ont été consultés via des plateformes numériques et que 30% des nouvelles dénominations honorent des femmes – une avancée significative pour la mixité dans l’espace public.
Le Burkina Faso pionnier de la révolution toponymique
Au nord, le Burkina Faso a joué un rôle précurseur dans ce mouvement continental. Dès 2023, Ouagadougou transformait le boulevard Charles-de-Gaulle en boulevard Thomas-Sankara. Lors de l’inauguration, le président de transition Ibrahim Traoré avait rendu « hommage à un homme de vision, source inépuisable qui nourrit l’inspiration des peuples africains, particulièrement ceux du Burkina Faso, en quête de souveraineté totale« .
En avril 2025, Ouagadougou a franchi une étape supplémentaire en annonçant que toutes les voies portant encore des noms de colons ou de personnalités étrangères seraient rebaptisées d’ici la fin de l’année. Cette initiative s’inspire directement du célèbre slogan de Thomas Sankara : « oser inventer l’avenir« .
Sénégal : Dakar accélère la transformation sous Diomaye Faye
La dynamique s’est aussi intensifiée au Sénégal depuis l’élection de Bassirou Diomaye Faye en décembre 2024. Le nouveau président a fait de la « décolonisation de l’espace public » une mesure phare, demandant dès le 16 janvier 2025 aux collectivités d’identifier toutes les artères portant des noms liés à la présence française pour les remplacer par des « héros nationaux« .
Trois semaines plus tard, le boulevard du Général-de-Gaulle à Dakar prenait symboliquement le nom de Mamadou Dia, premier président du Conseil (1960-62). La capitale sénégalaise prévoit également de rebaptiser l’avenue Georges-Pompidou au profit de l’intellectuel Cheikh Anta Diop, tandis que les villes de Saint-Louis et Rufisque travaillent à mettre en valeur des résistants comme Ndaté Yalla Mbodj ou Lat Dior.
Un phénomènes aux multiples dimensions
Ce mouvement toponymique, bien que prenant des formes diverses selon les pays, partage des motivations similaires à travers l’Afrique de l’Ouest francophone. Trois objectifs principaux se dégagent : l’affirmation identitaire et la restitution symbolique après des décennies de domination coloniale ; la fonctionnalité urbaine, avec la nécessité d’adresser des rues sans nom pour faciliter la cartographie numérique ; et enfin une réponse aux aspirations des jeunes générations réclamant une réappropriation de l’espace public.
Le processus suscite néanmoins des débats. À Abidjan, certains critiquent les coûts engendrés ou regrettent que des personnalités encore vivantes soient célébrées prématurément. Au Burkina Faso, des commerçants s’inquiètent des frais administratifs liés aux changements d’adresse. Au Sénégal, des historiens plaident pour diversifier les hommages au-delà des seules figures politiques, en incluant davantage d’artistes, de scientifiques et de femmes résistantes.
Dans une Afrique où la lutte pour l’indépendance narrative se joue désormais sur les façades des musées comme sur les plaques de rue, ces trois pays montrent que l’inscription de leurs propres héros au cœur des villes est devenue un marqueur essentiel de souveraineté.
Avec l’appui de nos correspondants régionaux à Dakar et Ouagadougou.