
C’est un geste qui se veut symbolique, mais qui pèse de tout le poids d’une histoire tordue par la domination, la violence et le silence : 128 ans après l’exécution et la décapitation du roi malgache Toera par les troupes coloniales françaises, la France a restitué à Madagascar trois crânes, dont celui du souverain assassiné. Une scène d’horreur en guise de trophée, soigneusement conservée au Muséum national d’Histoire naturelle, à Paris, comme tant d’autres « restes humains » arrachés aux peuples colonisés.
Au-delà du geste diplomatique et mémoriel, cette restitution relance une fois de plus le débat, encore tabou dans une partie de la société française, sur l’extrême brutalité du colonialisme français. Car ce ne sont pas seulement des terres que l’empire s’est arrogées par la force : ce sont des vies, des corps, et parfois même des têtes que les soldats de la République ont emportées. Littéralement.
La colonisation comme entreprise de déshumanisation
Le cas du roi Toera n’est pas une exception. Pendant des décennies, la France a fait de la décapitation un outil symbolique de domination coloniale. En Algérie, en Indochine, à Madagascar ou encore en Afrique de l’Ouest, les têtes des résistants étaient tranchées, empaillées, transportées, puis exposées ou archivées dans des musées, comme on collectionne les reliques d’une guerre lointaine. Une pratique d’une barbarie glaçante, maquillée derrière un discours civilisateur.
À l’instar de ce que l’on a observé avec les 24 crânes restitués à l’Algérie en 2020, dont certains se sont révélés être ceux de supplétifs de l’armée française, et non de résistants, la gestion des restes humains par les institutions françaises révèle une indifférence persistante vis-à-vis de la dignité des peuples colonisés. Que ces crânes aient été conservés dans des tiroirs de musée comme de simples objets ethnographiques en dit long sur la manière dont les colonisés ont été considérés : comme des êtres sans humanité, réduits à des spécimens, des trophées ou des curiosités scientifiques.
La barbarie inversée : quand la « civilisation » tranchait des têtes
La propagande coloniale a toujours voulu faire croire que la mission de la France était d’apporter la lumière de la civilisation à des terres plongées dans l’obscurité. Mais que dire alors de ces soldats français qui, au nom de cette mission, découpaient les têtes de leurs ennemis vaincus pour les rapporter comme preuves de leur victoire ? Qui étaient les véritables barbares ? Ceux qui résistaient à l’invasion, ou ceux qui faisaient de leurs corps des trophées ?
Il faut le dire sans détour : la colonisation française s’est accompagnée d’actes de torture, de massacres de masse, de viols systématiques et de profanations. Elle n’a rien eu d’un projet humaniste. Elle fut une entreprise de spoliation, de destruction culturelle, et parfois même de mutilation physique. Les crânes rapatriés aujourd’hui ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Ils sont les témoins silencieux d’une violence trop longtemps niée, oubliée, ou volontairement dissimulée.
Thiaroye : le crime d’un empire contre ses propres soldats
Et que dire du massacre de Thiaroye, ce crime abject perpétré le 1er décembre 1944 au Sénégal ? Là encore, l’histoire coloniale française se révèle dans toute sa cruauté. Des dizaines de tirailleurs sénégalais, anciens combattants revenus d’Europe après avoir risqué leur vie pour libérer la France du joug nazi, furent froidement abattus par l’armée française. Leur faute ? Avoir osé réclamer le paiement de leurs soldes impayées et le respect de leurs droits.
Ces soldats noirs, qui s’étaient battus pour une patrie qui ne les considérait pas comme des citoyens à part entière, ont été trahis, humiliés, puis exécutés. Le camp militaire de Thiaroye est devenu, ce jour-là, le théâtre d’un carnage orchestré dans le silence. Les chiffres officiels parlent de 35 morts. Mais selon de nombreux historiens et témoins, le nombre réel de victimes serait bien plus élevé. Les corps furent enterrés à la hâte, certains sans sépulture digne.
Le drame de Thiaroye n’est pas un simple « accident de l’histoire ». Il est le révélateur d’une hiérarchie raciale profondément ancrée dans l’appareil colonial. Il dit tout du mépris institutionnalisé à l’égard des colonisés, même quand ceux-ci avaient versé leur sang pour la République. Ce massacre reste l’un des plus grands tabous de l’histoire militaire française, rarement enseigné, souvent minimisé, presque jamais reconnu à sa juste mesure.
Restituer, mais surtout reconnaître
Restituer ces crânes, c’est un début. Mais ce n’est pas suffisant. Car derrière la restitution, il y a un devoir impérieux : celui de la reconnaissance. Non pas une reconnaissance molle, vague ou relativiste, mais une reconnaissance claire et frontale de la barbarie coloniale. Ce que réclament aujourd’hui les pays comme Madagascar, l’Algérie, le Bénin ou le Sénégal, ce ne sont pas seulement des objets ou des ossements : c’est la vérité. Le droit à leur propre mémoire, débarrassée des falsifications du colonisateur.
Il est troublant de constater que ces restitutions se font au compte-gouttes, souvent dans une logique politique ou diplomatique, alors qu’un inventaire complet des restes humains d’origine coloniale conservés en France tarde à être réalisé. Combien de crânes encore entassés dans les réserves du Muséum d’Histoire naturelle ? Combien de restes humains prélevés sur les champs de bataille coloniaux attendent dans l’ombre d’une armoire métallique leur « moment » de restitution ?
Le courage politique d’affronter l’histoire
La France, comme toute ancienne puissance coloniale, a le devoir moral de regarder en face cette part sombre de son histoire. Il ne s’agit pas de se vautrer dans la culpabilité, ni de céder à une quelconque « haine de soi », comme le prétendent certains nostalgiques de l’empire, mais d’avoir le courage politique, historique et humain d’assumer les crimes du passé.
Les jeunes générations en France, comme à Madagascar, au Sénégal ou en Algérie, ont droit à une histoire complète, non édulcorée. Les manuels scolaires doivent évoquer ces crimes, les musées doivent faire place à ces récits de résistance, et la République doit reconnaître que, dans sa conquête de l’outre-mer, elle a foulé aux pieds les valeurs qu’elle prétendait défendre.
En finir avec le silence
La restitution du crâne du roi Toera n’effacera jamais son assassinat. Elle ne ramènera pas les centaines de Malgaches tués, décapités, ou exilés. Elle ne ressuscitera pas les tirailleurs de Thiaroye, fauchés par les balles françaises après avoir servi fidèlement. Mais elle peut marquer un tournant. Un moment de vérité. Un pas vers la réparation symbolique, vers la reconnaissance d’une mémoire profanée.
Encore faut-il que ce geste ne soit pas isolé. Que la France cesse de considérer ses exactions coloniales comme de simples « excès », et qu’elle les qualifie pour ce qu’elles furent : des actes de barbarie, perpétrés au nom d’une idéologie impérialiste. La République a longtemps imposé le silence sur ces pages sombres. Il est temps, enfin, de les lire à haute voix.