Côte d’Ivoire : Laurent Gbagbo saisit à nouveau la CPI et interpelle les acteurs de la crise ivoirienne


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Laurent Gbagbo
Laurent Gbagbo, ancien Président de Côte d'Ivoire

Dans une longue lettre adressée aux Ivoiriens, l’ancien Président Laurent Gbagbo ravive les débats sur les responsabilités de la crise politico-militaire qui a déchiré la Côte d’Ivoire entre 2002 et 2011. À travers ce texte au ton grave, publié ce 8 décembre, l’ancien chef de l’État demande que la vérité éclate sur les origines de la rébellion, les violences commises pendant la décennie de conflits et le rôle joué par les acteurs nationaux et internationaux.

Dans sa lettre, Laurent Gbagbo annonce avoir chargé son avocat, Me Emmanuel Altit, de saisir à nouveau la Cour pénale internationale (CPI) pour que « tous les faits soient jugés » et que « justice soit rendue aux victimes », estimant que l’absence de poursuites contre les autres acteurs du conflit constitue une « injustice » tant que les responsabilités ne sont pas pleinement établies.

Côte d’Ivoire : retour sur deux décennies de crises politiques (2000-2011)

Au fil de sa lettre, Laurent Gbagbo reconstruit chronologiquement deux décennies d’épreuves politiques et militaires. Il commence par l’année 2000, lorsqu’il est élu Président au terme d’un scrutin controversé. À peine installé au pouvoir, la découverte d’un charnier à Yopougon provoque l’ouverture d’un procès visant des gendarmes, finalement relaxés.

L’ancien Président revient ensuite sur les attaques armées de 2002, menées selon lui depuis le Burkina Faso, qui ont scindé le pays en deux : le sud contrôlé par le gouvernement, le nord dominé par une rébellion incarnée par plusieurs chefs militaires, parmi lesquels le sergent-chef IB, Chérif Ousmane, Wattao, Tuo Fozié, Koné Zakaria, Losseni Fofana ou encore Guillaume Soro.

Il décrit les médiations régionales et internationales qui se succèdent – Accra, Marcoussis, Pretoria – sans parvenir à réunifier le pays, avant la signature de l’accord de Ouagadougou en 2007, sous l’impulsion du Président sud-africain, Thabo Mbeki. Cet accord ouvre la voie à la « Flamme de la paix » à Bouaké, les 30 et 31 juillet 2007, et à une reprise progressive des déplacements officiels dans le nord.

La crise postélectorale de 2010 : le tournant du conflit ivoirien

Laurent Gbagbo rappelle ensuite les circonstances qui ont conduit à l’élection présidentielle de 2010, organisée selon lui sous pression internationale alors que le désarmement n’était pas achevé. Au premier tour, il arrive en tête avec 38 %, devant Alassane Ouattara (32 %) et Henri Konan Bédié (25 %).

Il insiste surtout sur la crise post-électorale : deux proclamations concurrentes de victoire, une décision du Conseil constitutionnel en sa faveur, puis une remise en cause de ces résultats par Alassane Ouattara, le Président français, Nicolas Sarkozy, et le représentant de l’ONU.

Il décrit l’enchaînement des combats, le bombardement de sa résidence par les forces françaises et onusiennes, son arrestation le 11 avril 2011, son transfert à Korhogo puis à la CPI, où il sera détenu plusieurs années avant d’être acquitté en 2019, un verdict confirmé définitivement en 2021.

« Tant qu’un fait n’est pas jugé totalement, il devient une injustice »

Pour Gbagbo, cette rétrospective vise à établir une conclusion centrale : le conflit né d’une rébellion et d’un processus électoral perturbé n’a jamais été jugé dans son ensemble. S’il a été arrêté, transféré et jugé, il estime ne pas avoir été le véritable instigateur de la guerre.

Il pose alors une série de questions qui, selon lui, demeurent sans réponse : Qui a organisé et financé la rébellion de 2002 ? Pourquoi le désarmement n’a-t-il pas été préalablement effectué avant les élections de 2010 ? Qui porte la responsabilité du massacre des populations Wê à l’ouest ? Pourquoi la CPI n’a-t-elle jamais poursuivi d’autres acteurs du conflit ?

Pour l’ancien Président, les responsabilités sont restées « incomplètement établies », en particulier concernant les chefs rebelles qu’il cite nommément, mais aussi les acteurs internationaux qu’il accuse d’avoir imposé un calendrier électoral risqué.

Lire aussi : Côte d’Ivoire : explosion de joie à Yopougon et Cocody après l’acquittement de Gbagbo et Blé Goudé

Laurent Gbagbo saisit à nouveau la CPI pour juger tous les acteurs du conflit

Laurent Gbagbo affirme avoir chargé Me Emmanuel Altit de « remettre sur la table » l’ensemble des dossiers liés à la guerre en Côte d’Ivoire. L’objectif : obtenir une nouvelle instruction internationale sur les causes profondes du conflit et sur les violences commises par tous les camps, notamment celles imputées aux forces rebelles ou à des groupes pro-Ouattara.

Déjà en 2021, après son acquittement définitif, ses partisans avaient réclamé l’élargissement des poursuites à d’autres figures politiques et militaires. Cette fois, l’ancien chef d’État porte lui-même cette demande, affirmant que la paix durable passe par « la vérité » et non par « l’oubli ».

Une intervention politique lourde de symboles

Cette lettre est publiée à un moment où la scène politique ivoirienne reste marquée par les débats sur l’héritage de la crise, les réformes sécuritaires et la réconciliation nationale. Gbagbo, revenu en Côte d’Ivoire en 2021, s’exprime régulièrement sur la justice et la mémoire nationale. Le moment choisi pour publier sa lettre n’est d’ailleurs pas anodin, puisque Alassane Ouattara prête serment ce jour pour son quatrième mandat. Un quatrième mandat contre lequel Laurent Gbagbo a toujours protesté. 

En ravivant les discussions sur les responsabilités de la rébellion et de la crise post-électorale, le leader du PPA-CI place de nouveau la question de la justice transitionnelle au centre du débat politique. Son appel à une enquête internationale étendue pourrait relancer des tensions anciennes, mais aussi nourrir les demandes des organisations de victimes qui réclament depuis longtemps un traitement équitable de tous les crimes commis entre 2002 et 2011.

« J’ai fait ma part. J’espère que tous les autres feront leur part.  »

La conclusion de Gbagbo se veut un appel à un effort collectif :  « J’ai fait ma part. J’espère que tous les autres feront leur part ». En clair, l’ex-chef d’Etat dit avoir assumé sa part de responsabilité en se soumettant au jugement de la CPI, et invite désormais « tous les autres » – sans les nommer – à accepter que leurs propres actes soient examinés. Pour l’ancien Président, la paix véritable passe par une justice complète : « La vérité est une condition de la paix », écrit-il.

Une déclaration qui pourrait, dans les semaines à venir, susciter de nombreuses réactions au sein de la classe politique ivoirienne, mais aussi parmi les institutions internationales concernées.

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Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
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