
L’histoire récente des canons Caesar au Maroc illustre parfaitement les mutations en cours dans l’industrie de l’armement mondial et les nouveaux rapports de force géopolitiques. Ce qui devait être un succès commercial pour l’industrie française de défense s’est transformé en un camouflet retentissant, révélateur de défaillances techniques, diplomatiques et commerciales qui dépassent le simple cadre d’un contrat d’armement.
En 2020, le Maroc place sa confiance dans l’excellence supposée de l’industrie française en commandant 36 canons Caesar à KNDS France (ex-Nexter) pour 170 millions d’euros, complétés par 30 millions d’euros de munitions. Le Caesar, réputé pour sa mobilité exceptionnelle et sa précision de tir, était présenté comme un « complément qualitatif à l’appui-feu des équipes mobiles d’infanterie et d’intervention rapide« . Les Forces Armées Royales (FAR) attendaient beaucoup de ce système d’artillerie autotracté de 155 mm, capable théoriquement de tirer à 40 kilomètres de portée.
Les premières livraisons arrivent en 2022, au moment où le Caesar fait ses preuves en Ukraine face aux forces russes. Tout semblait parfait. Mais l’optimisme initial laisse rapidement place à la déception. Les Forces armées royales observent « des problèmes de fiabilité et de fonctionnement de certains sous-ensembles, notamment hydrauliques« , selon Alexandre Dupuy, directeur Business Unit Systèmes chez KNDS France, auditionné par l’Assemblée nationale française.
Un service après-vente défaillant qui coûte cher
La véritable défaillance ne réside pas seulement dans les problèmes techniques – qui touchent des sous-systèmes hydrauliques fournis par des sous-traitants – mais dans la gestion calamiteuse du service après-vente par KNDS France. « Les Marocains se sont plaints assez rapidement auprès du groupe français de problèmes récurrents sur les systèmes d’artillerie livrés aux FAR. KNDS France a mis un certain temps à répondre à certaines récriminations de Rabat« , révèle La Tribune.
Plus grave encore, certains canons Caesar « ne seraient toujours pas opérationnels » malgré les interventions du constructeur français. Cette situation est d’autant plus frustrante pour les Marocains qu’ils espéraient un geste commercial de la part de KNDS pour compenser ces dysfonctionnements. « Un geste commercial aurait été bienvenu… mais il n’est jamais venu« , note amèrement le journal économique français.
Le timing ne pouvait être pire : cette crise survient « au moment où nous étions en montée de cadence pour l’Ukraine« , reconnaît Alexandre Dupuy. L’industrie française, focalisée sur le soutien à Kiev, semble avoir négligé ses clients historiques.
L’alternative israélienne : l’ATMOS 2000 d’Elbit Systems
Face aux défaillances françaises, le Maroc se tourne alors vers une solution alternative : l’ATMOS 2000 du groupe israélien Elbit Systems.
Cette affaire Caesar-ATMOS révèle des transformations géopolitiques profondes. Le Maroc, longtemps chasse gardée de l’industrie française de défense, diversifie désormais ses sources d’approvisionnement militaire selon une logique purement pragmatique.
Selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), « Israël est maintenant le troisième plus grand fournisseur d’armes du Maroc, représentant 11% de ses importations militaires« . En outre, le royaume chérifien est le premier client africain de Tel Aviv. Cette montée en puissance d’Israël comme fournisseur d’armes du Maroc s’inscrit dans le contexte de la normalisation des relations diplomatiques entre les deux pays.
Le partenariat militaire maroco-israélien ne se limite pas à l’artillerie. Le Maroc a « multiplié les acquisitions auprès d’Elbit Systems », notamment le système de guerre électronique Alinet et l’équipement des chasseurs F-5. Sans compter l’acquisition du système de défense aérienne Barak MX d’Israel Aerospace Industries pour plus de 500 millions de dollars.
Les leçons d’un échec français
Pour l’industrie française de défense, l’affaire Caesar au Maroc constitue un signal d’alarme. Comme le note un commentateur sur le site Opex360 : « Les Marocains sont pragmatiques en matière militaire. Ils achètent le meilleur et ils achètent à tout le monde au meilleur prix« . Dans ce contexte concurrentiel, l’excellence technique ne suffit plus si elle n’est pas accompagnée d’un service client irréprochable.
L’échec marocain s’ajoute à d’autres revers d’Elbit Systems face à KNDS France. Paradoxalement, cette déconvenue intervient au moment où « KNDS a anticipé la demande croissante de son produit phare en dimensionnant et réorganisant sa ligne de production dédiée », passant d’une production de 2-4 Caesar par mois à un objectif de 8 par mois en 2024.
Cette affaire illustre les mutations géopolitiques en cours au Maghreb. Comme le souligne le site Defence Industry EU, « le Maroc et Israël ont une histoire de coopération de 60 ans dans les domaines militaire et du renseignement, qui s’est considérablement approfondie après la signature des Accords d’Abraham« . Le rapprochement maroco-israélien n’est donc pas conjoncturel mais s’inscrit dans une stratégie d’alliance de long terme.
Avec un budget de défense en hausse constante – 133 milliards de dirhams prévus pour 2025 contre 124 milliards en 2024 – le royaume dispose des moyens de ses ambitions militaires.
Elbit Systems a d’ailleurs annoncé son intention de « fabriquer des systèmes de défense pour les forces armées marocaines dans ses futurs sites de production au Maroc » explique Military Africa, avec potentiellement deux sites de production, dont un dans la région de Casablanca. Cette implantation industrielle locale pourrait permettre à Israël de servir non seulement le Maroc mais également d’autres pays africains.