
Alors que le Maroc accueille la Coupe d’Afrique des Nations 2025 dans des infrastructures flambant neuves, plus de 1 400 jeunes du mouvement Gen Z 212 croupissent en prison pour avoir réclamé des hôpitaux plutôt que des stades. Un paradoxe qui interroge le sens même de cette fête du football africain.
« Nous voulons des hôpitaux, pas des stades » : le cri de la Gen Z 212
La Coupe d’Afrique des Nations 2025 déroule son récit officiel : tribunes pleines, ferveur populaire, images léchées diffusées sur tous les écrans du continent et bien au-delà. Le football africain présenté comme un facteur d’unité et de fierté collective. Mais derrière cette vitrine festive, une autre réalité s’impose avec brutalité.
Car cette CAN se déroule dans un pays où, trois mois plus tôt, des centaines de milliers de jeunes sont descendus dans la rue sous la bannière Gen Z 212. Ce mouvement, né sur Discord fin septembre 2025, rassemblait plus de 200 000 membres en quelques jours. Leur slogan, scandé de Rabat à Agadir, résonne comme un réquisitoire contre les priorités du pouvoir : « Nous voulons des hôpitaux, pas des stades ».
L’étincelle ? La mort de huit femmes enceintes à l’hôpital Hassan II d’Agadir, faute de soins adéquats. Une tragédie dans une ville dont le Premier ministre Aziz Akhannouch est aussi le maire. Face à ce drame, la jeunesse marocaine a choisi de ne plus se taire.
Plus de 2 400 poursuites judiciaires : le prix de la contestation
Aujourd’hui, pendant que les supporters chantent dans les tribunes de la CAN, plus de 2 400 personnes font l’objet de poursuites judiciaires au Maroc. Parmi elles, plus de 1 400 sont actuellement incarcérées, selon les chiffres du parquet marocain. Des tribunaux ont prononcé des peines allant jusqu’à quinze ans de prison ferme. Au total, ce sont des centaines d’années de réclusion qui ont été distribuées à travers le pays.
L’Association marocaine des droits humains (AMDH) dénonce des procès expéditifs, des procès-verbaux rédigés sous la contrainte, et réclame la libération de tous les détenus. Parmi les condamnés : 76 mineurs. Des jeunes du même âge que ceux qui, dans les gradins, célèbrent les exploits des Lions de l’Atlas.
La fête existe, mais elle ne leur est pas destinée. À l’extérieur des stades, l’ambiance est celle des grands rendez-vous continentaux. À l’intérieur des prisons, le temps est suspendu. Ces jeunes suivent la CAN à distance, quand ils le peuvent, ou n’en entendent parler qu’à travers des bribes de conversations.
Le football comme vitrine politique : un milliard d’euros pour les stades
La CAN n’est jamais un simple tournoi. Elle est aussi un instrument de projection internationale, un levier d’image et de soft power. Infrastructures modernes, organisation millimétrée, discours sur la stabilité et l’ouverture : tout concourt à faire du Maroc un hôte exemplaire, en préparation de la Coupe du monde 2030 qu’il co-organisera avec l’Espagne et le Portugal.
Les chiffres donnent le vertige : près de 900 millions d’euros pour la rénovation de six stades, 470 millions supplémentaires pour le Grand Stade de Casablanca. Plus d’un milliard d’euros d’investissements dans des enceintes sportives, dans un pays où 36 % des moins de 24 ans sont au chômage et où le système de santé publique s’effondre.
Cette mise en scène sportive cohabite avec un climat de répression judiciaire qui touche prioritairement les jeunes, ceux-là mêmes qui incarnent officiellement l’avenir. Le contraste est d’autant plus frappant que le football africain s’est toujours nourri de la rue, des quartiers populaires, des frustrations et des rêves de la jeunesse. L’enfermer tout en célébrant le spectacle qu’elle produit est un paradoxe profond.
De Kinshasa 1974 à Rabat 2025 : un parallèle troublant
Ce décalage entre fête sportive et réalité carcérale n’est pas inédit dans l’histoire africaine. Il rappelle un épisode devenu mythique : le combat de boxe « Rumble in the Jungle », organisé en 1974 à Kinshasa entre Muhammad Ali et George Foreman, sous le régime de Mobutu Sese Seko.
Ce soir-là, le Zaïre offrait au monde une image spectaculaire : une capitale africaine au centre de la planète sportive, des foules en liesse, un événement historique. Mais sous le stade, dans les geôles du régime, des prisonniers politiques étaient détenus, parfois torturés, à quelques mètres seulement de l’arène où se jouait l’un des combats les plus célèbres du XXᵉ siècle. La fête au-dessus, la répression en dessous.
Cinquante ans plus tard, le parallèle résonne avec force. Le mouvement Gen Z 212 a scandé « Les stades sont là, mais où sont les hôpitaux ? ». Une partie des supporters a entendu ce message. D’autres, parmi les Lions de l’Atlas eux-mêmes, ont affiché leur soutien au mouvement, créant un malaise au sein de la Fédération.
Quand le trophée sera soulevé et que les projecteurs s’éteindront, la CAN 2025 laissera aussi l’image d’un continent en fête, mais d’une jeunesse fracturée entre la lumière des stades et l’ombre des prisons. Les manifestations les plus importantes depuis le Printemps arabe de 2011 méritaient peut-être mieux qu’un silence assourdissant, couvert par les vivats des tribunes.




