A l’est du Congo, On apprend à survivre dans l’attente. Et à oublier le mot « avenir » Témoignage de Innocent M.


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colombe de la paix
colombe de la paix

Innocent M., né au Nord-Kivu, témoigne de la réalité tragique des Grands Lacs africains où, depuis plus de vingt-cinq ans, des millions de civils survivent dans un cycle de violences interconnectées. De la République démocratique du Congo aux camps de réfugiés ougandais, en passant par le Rwanda et le Burundi, il dresse le portrait d’une génération sacrifiée qui refuse désormais de considérer la guerre comme un destin inéluctable.
La voix d’Innocent M. porte la souffrance et l’espoir de toute une région.

Survivre, est-ce notre destin ?

Dans mon village natal — que les livres d’histoire osent encore qualifier d’Havre de paix — mes grands-parents vivaient dans la cohabitation, le partage, une paix simple mais réelle.
Aujourd’hui, les enfants n’y rêvent plus. Ils ont peur de ce qui les attend : la mort, la fuite, ou pire, l’oubli. Quand tombe la nuit comme un sort sur la colline et que le chant des armes perce le silence, ils récitent, tremblants, les dernières prières qu’ils connaissent encore. Ici, l’avenir est une fiction. Grandir est déjà un miracle ; vieillir, un luxe réservé aux chanceux.

Dans cette région des Grands Lacs, le mot « paix » est devenu fragile — un mot qu’on ne prononce plus que du bout des lèvres, comme un vœu embarrassant.

Moi, je suis né au Nord-Kivu, dans une maison en planches qui a cédé à l’humidité mais tenu bon face à la guerre. C’est là que j’ai appris que la violence, chez nous, n’est ni un accident ni un orage passager : c’est un système, une respiration, un pouvoir. Ici, on tue pour le coltan, pour le contrôle, pour une identité dont on ne connaît même plus l’origine.
Kivu : entre guerre et oubli

Commençons par là où je vis. Le Kivu

Parler de guerre ici, c’est comme parler de pluie à Bukavu : c’est régulier, parfois violent, parfois silencieux. Depuis plus de 25 ans, des groupes armés circulent librement dans des zones abandonnées par l’État. Ils rançonnent, tuent, déplacent, violent.

Plus de 10 millions de morts depuis 1996. Un chiffre que même les journalistes ne relèvent plus. Trop gros pour être cru. Trop ancien pour choquer. Et pourtant, ces morts ne sont pas des statistiques. Ce sont nos cousins, nos mères, nos voisins. Ils ont des prénoms, des visages, des tombes sans pierre.

À Goma, on vit les peurs permanentes. Au moindre bruit, les enfants se jettent au sol.
Et pendant ce temps, le coltan de nos collines voyage vers les usines de téléphones intelligents en Asie, en Europe ou encore aux USA. La guerre est rentable pour eux.

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Ouganda : survivre sans horizon

De l’autre côté de la frontière, en Ouganda, ils sont des milliers, venus de RDC. Dans les camps de Nakivale, Kyaka ou Rwamwanja, les Congolais déplacés vivent dans un entre-deux glacial. Pas chez eux. Pas vraiment intégrés. Pas vraiment en sécurité. Ils ont fui les armes, les massacres, les disparitions. Mais une fois de l’autre côté, ils rencontrent l’indifférence.

Des enfants de six ans, huit ans, dix ans, qui n’ont jamais connu leur pays d’origine. Et qui ne veulent plus poser la question : « Quand est-ce qu’on rentre au Congo ? » Parce que personne ne sait. Parce que rentrer où ? Dans des villages rasés ? Sur des terres désormais occupées ?

L’espoir, là-bas, est rationné. Comme la nourriture distribuée par le PAM, souvent coupée, parfois absente. On apprend à survivre dans l’attente. Et à oublier le mot « avenir« .

Rwanda : silence et soupçons

Au Rwanda, on se reconstruit. Les routes sont tracées, les villes sont propres, l’ordre apparent est assez visible. Mais derrière cette façade disciplinée, le traumatisme du génocide de 1994 est encore là. Profond. Avec des plaies que personne ne sait guérir mais que seul le temps cicatrisera, peut-être. La mémoire y est structurée, mais sélective. Parler du passé, pour certains, peut encore coûter la liberté, parfois la vie.

La génération qui arrive veut respirer, tourner la page, mais comment avancer quand on ne peut pas tout dire, quand les souvenirs sont des plaies béantes qui se remuent et rougissent dans les mémoires des générations ? Dilemme !

Il y a une autre guerre, plus silencieuse, au Rwanda : celle contre la peur de l’autre. De la trahison. Les esprits sont éveillés et ne jurent qu’à bâtir l’unité, mais une unité qui bute sur un passé sombre, une histoire de sang, une histoire non dite. Ne faudra-t-il pas se passer des séquelles d’hier pour mieux bâtir un présent dépourvu de rancœur, socle de l’avenir durablement paisible ?

Le Burundi oublié?

Le Burundi, plus discret mais tout aussi meurtri. Un pays qui a connu des massacres puis des guerres civiles qui ont duré beaucoup d’années. Des plaies béantes, mal refermées, dans une société aussi fracturée par les politiques ethniques et la pauvreté.

Pendant ce temps, la jeunesse burundaise rêve de partir. Comme si l’avenir ne pouvait se construire qu’ailleurs. Mais ailleurs on ne veut plus de nous. Et ici on ne sait plus quoi faire de nous.

Un cycle, pas un hasard

Ce qu’on vit dans les Grands Lacs, ce ne sont pas des guerres isolées.

C’est un système de violences interconnectée. Un drame régional avec des acteurs connus, des armées mélangées, des alliances changeantes. Et au centre de tout cela : des populations civiles piégées, trahies, oubliées.

On tue à Beni. On fuit à Bunagana. On accuse à Kigali. On se tait à Bujumbura. On enterre à Goma. Et pendant ce temps, le monde regarde ailleurs, tant qu’on ne bloque pas l’accès au cobalt.

Ce que la violence fait à une génération

Je le vois autour de moi. Une génération entière a été élevée sans paix. Elle a appris que la peur est normale. Que la haine est héréditaire. Que l’autre est toujours suspect. On nous a volé notre innocence.

Comment espérer bâtir une nation avec des enfants qui n’ont vu que les camps, les mitrailleuses, les humiliations ? Comment leur apprendre à aimer quand ils n’ont jamais été écoutés ?

Dire NON n’est pas une option, c’est une urgence ! Il ne suffit plus de dénoncer. Il faut refuser. Refuser que cette violence devienne notre identité. Refuser que les enfants du Kivu, du Rwanda, de l’Ouganda et du Burundi grandissent avec la guerre comme berceau et la haine comme héritage.

Dire non à la violence, c’est refuser de normaliser l’inhumain. C’est refuser de léguer la guerre comme seule mémoire collective.

Enfin, que dire des luttes quotidiennes brandies par des peuples fatigués mais banalisées par les volontés politiques ? Notre destin, est-ce une question de paix abstraite ou sommes-nous condamnés à la survie, aux jérémiades, aux cauchemars sans fins ?

Toutefois, nous pouvons nous décider : Soit on brise le cycle, soit on s’éteint à petit feu. Il est temps de réhumaniser notre région. Pas avec des discours creux. Mais avec des actes. Des écoles ouvertes. Des mots vrais. De la justice. Du pardon. Et surtout, de la mémoire partagée, comme le disait Kizito Mihigo « Pardonner ce n’est pas oublier son histoire ».
Nous sommes fatigués de survivre.
Nous voulons vivre.

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