« CasaNegra », l’autre Casa


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Nour-Eddine Lakhmari

CasaNegra est une révélation cinématographique, celle d’un cinéma marocain au sommet de son art. Le deuxième long métrage du réalisateur marocain Nour-Eddine Lakhmari, que les spectateurs français découvrent ce mercredi, est un concentré d’émotions, d’esthétique, de maîtrise technique et narrative.

Les pérégrinations des héros de CasaNegra, à la jeunesse insolente, sont pour Nour-Eddine Lakhmari le prétexte à une déclaration d’amour à Casablanca. Entretien avec un cinéaste visuel et visionnaire.

Les premières images de CasaNegra coupent tout simplement le souffle. Au propre comme au figuré. Le film s’ouvre sur une
course-poursuite et c’est un retour en arrière qui éclaire la lanterne du spectateur. On découvre alors Karim (Anas El Baz), son éternel costume et sa bande de revendeurs de cigarettes à la sauvette, et Adil (Omar Lotfi), portés par ses rêves d’exil et d’Europe. Les deux jeunes hommes errent à travers Casablanca le jour et la nuit. Le leitmotiv des amis se résume à subsister et à fuir un quotidien pesant. Débarque alors dans leur vie d’écorchés insubmersibles, une figure de la pègre locale qui tient à leur proposer un « vrai travail ». Leurs emmerdes, leurs peurs, leurs égarements sont filmés avec délicatesse et une géniale esthétique photographique par le réalisateur marocain Nour-Eddine Lakhmari. Le cinéaste a su créer une atmosphère unique dans son deuxième long métrage, subtil mélange de thriller et de drame social, dont Casablanca est aussi un personnage à part entière. Lakhmari la montre dans une lumière blafarde à l’aube, scrute ses ruelles sombres où des petits drames ordinaires se déroulent. Mais rien n’altère jamais la beauté de Casa, la majestueuse capitale économique marocaine. CasaNegra est une ambiance, un juste équilibre entre l’espoir et la tentation de franchir la ligne rouge. Des personnages forts qui se construisent sous les yeux des spectateurs, des dialogues truculents, un scénario haletant et une narration percutante, portée par une bande originale tout aussi efficace, font de CasaNegra un film incontournable.

nour.jpgAfrik.com : L’intrigue de CasaNegra est née comment ?

Nour-Eddine Lakhmari : Je vis en Norvège mais je retourne régulièrement au Maroc. En observant ce qui se passe dans ma ville, à Casablanca, dans mon pays, je me suis rendu compte qu’il y avait tellement de choses dont on n’osait pas parler, qu’on n’osait pas montrer la réalité telle qu’elle est. Par honte, problème d’identité ? Plus je m’interroge et plus je travaille au Maroc, plus je m’aperçois qu’il y a beaucoup de choses à raconter. Malheureusement, ce sont les étrangers qui font des films sur nous, avec des stéréotypes et des clichés : les chameaux, la djellaba, les femmes voilées. Je me suis dit qu’il était temps de fabriquer nos propres images. En le faisant, on est plus sincère avec soi-même et par conséquent on a moins de problème d’identité.

Afrik.com : Les héros de votre film sont deux petits voyous qui essaient de survivre à Casablanca. Si leur vie de petit délinquant est somme toute banale, leur vie de jeune est marquée par une lourde histoire familiale. Pourquoi ce parti pris ?

Nour-Eddine Lakhmari : Je voulais dire que ces gens que l’on voit dans les rues, qui font du bruit et qu’on juge rapidement ont aussi une famille, qu’ils ont les mêmes difficultés que nous à la maison, que ce sont des êtres humains comme tout le monde. Personne n’est né criminel ou chômeur. Le quotidien est tellement dur parfois qu’on doit faire des choix. Et chaque individu est le produit de ses choix.

Afrik.com : Le troisième héros de ce film est Casablanca. Pourquoi cette ville fascine-t-elle l’originaire de Safi que vous êtes ?

Nour-Eddine Lakhmari : Quand j’étais enfant, ma mère me disait : « Si tu es gentil, je t’emmène à Casablanca ». Pour nous, c’était Paris, une ville magique. Quand j’ai grandi, j’ai voulu aller à Casablanca. Et ma mère me disait : « Qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? Elle n’est plus blanca, elle est negra ». Aujourd’hui, Casablanca est une ville délaissée. C’est malheureux. Je voulais à travers ce film la mettre en valeur.

Afrik.com : Vous expliquez dans une entrevue au magazine Tel Quel que vous avez tourné dans le Vieux Casa qui est particulièrement négligé selon vous…

Nour-Eddine Lakhmari : C’est un patrimoine intéressant dont personne ne s’occupe. Les personnes qui auraient les moyens de le faire préfèrent construire des bâtiments sans âme. Cette ville est magique et je suis convaincu que ce « vieux Maroc », magnifique au demeurant, peut être un haut lieu du tourisme.

Afrik.com : Votre premier film s’appelle Le Regard (2005) et parle d’un photographe. La photo de CasaNegra est sublime et donne une vraie identité au film. Tout cela dénote d’un rapport particulier à l’image et à sa mise en valeur…

Nour-Eddine Lakhmari : Je viens d’une famille pauvre de Safi et tout ce que j’avais quand j’étais petit, c’était l’image. Je regardais les gens et j’observais les petits détails. Et il y avait ce cinéma extraordinaire, l’Atlas, où l’on projetait des vieux films, des films hindous, chinois que je ne comprenais pas. Je me contentais des images tout simplement. Plus tard, en Norvège où j’ai fait mes études cinématographiques, j’ai découvert un cinéma visuel. Ingmar Bergman en est la parfaite illustration. Je suis tellement fasciné par l’image que tous mes films sont d’abord un travail visuel. Dès l’écriture, je voulais faire de CasaNegra un film qui soit visuellement différent de tout ce qu’avait proposé jusqu’ici le cinéma marocain. C’est un film noir à la manière de Scorsese, de Jarmush ou de Lynch. J’ai demandé à mon directeur de la photographie, Luca Coassin, de trouver une manière de nous permettre de filmer en réduisant l’intensité des couleurs chaudes, c’est un peu un film en noir et blanc. Mais tout en dynamisant l’image afin qu’elle ne ressemble pas à une carte postale. Il faut dire aussi que je suis fasciné par le cinéma néo-réaliste italien. Dans les montagnes, dans le Sud du Maroc, on fabrique de magnifiques tapis. Les femmes qui les conçoivent ont un sens inné de la couleur. Il faut qu’on admette enfin de ce côté-là du monde qu’on à l’ œil pour les couleurs et que nous nous servions de ce talent.

Afrik.com : Les Marocains sont devenus un public exigeant d’après vous. Pourquoi ?

Nour-Eddine Lakhmari : Ils regardent partout et ils sont arrivés à un stade où ils se posent les bonnes questions. Nous sommes africains, juifs, berbères, arabes. Mais on nous a toujours dit que nous étions seulement arabes. Quand on se plonge dans la culture marocaine, nous sommes tout cela à la fois en plus d’être français, espagnols ou portugais. Notre situation géographique a produit un mélange culturel extraordinaire. Le Marocain commence donc à se remettre en question et il est devenu plus exigeant par rapport à lui-même et à ce qui l’entoure, à la culture. Le Marocain n’a plus peur de s’assumer. On le voit dans le film qu’on a tourné en arabe marocain, le darjila, c’est un mélange de plusieurs langues, de berbère, de swahili… Il faut qu’on arrête de se mettre dans des cases.

Afrik.com : Vous réalisez une série policière pour la télévision marocaine. Cela vous a-t-il aidé à faire de ce drame social un thriller également?

Nour-Eddine Lakhmari : Absolument. El Kadia m’a permis d’oser sur les couleurs et la lumière, les thrillers sont des films noirs. C’est une expérience qui m’a libérée et débridé.

Afrik.com : Votre film est 100% marocain. La production cinématographique est foisonnante et comprend de belles œuvres. CasaNegra le prouve encore une fois. Quel regard jetez-vous sur cette production et la façon dont on la laisse éclore ?

Nour-Eddine Lakhmari : Nous sommes fiers de ce film compte tenu des moyens qui ont été les nôtres. La production cinématographique marocaine jouit aujourd’hui d’une grande liberté. On est libres de faire ce qu’on veut et personne ne nous en empêche. La preuve, CasaNegra existe alors qu’il a choqué beaucoup de gens à sa sortie au Maroc (janvier 2009). Le film a été soutenu par le Fonds d’aide du Centre cinématographique marocain. Le cinéma marocain est le plus libre aujourd’hui dans le monde arabo-musulman. A nous de mériter cette liberté, qui est désormais un acquis, en travaillant d’arrache-pied.

Afrik.com : Vous êtes venus faire des études de pharmacie en France et vous vous êtes retrouvés en Norvège pour faire du cinéma…C’est un tour de passe-passe ?

Nour-Eddine Lakhmari : J’ai toujours voulu raconter des histoires. Quand j’étais enfant, ma mère m’encourageait. Mais quand j’ai grandi, la donne a changé. Elle m’a dit qu’il fallait que je sois sérieux désormais. En d’autres termes, que je fasse un métier qui me ferait vivre : pharmacien ou médecin. Je suis venu en France pour poursuivre des études de pharmacie et j’ai rencontré une Norvégienne qui m’a demandé de la suivre dans son pays. L’explication est très simple.

Afrik.com : Vous avez été formé en Norvège. En quoi la société norvégienne et son cinéma ont influencé le vôtre ?

Nour-Eddine Lakhmari : La société norvégienne est très éloignée de la société marocaine qui est finalement plus proche de la française. Vivre en Norvège m’a permis d’avoir du recul, de mettre les choses en perspective. Les Norvégiens ont une relation singulière avec la lumière. J’ai beaucoup appris aussi en termes de narration.

Afrik.com : Anas El Baz, alias Karim, et Omar Lotfi, Adil, sont impressionnants. Comment les avez-vous dénichés ?

Nour-Eddine Lakhmari : Nous avons effectué un casting sauvage. Omar a marché deux heures pour se présenter au casting et Anas El Baz en a été informé par hasard. Ils sont doués. CasaNegra était leur premier film et ils en ont tourné plusieurs autres depuis.

Afrik.com : De quoi sera-t-il question dans votre prochain film ?

Nour-Eddine Lakhmari : De corruption de l’âme, de rédemption et d’amour. C’est l’histoire d’un homme qui va être transformé par l’amour d’une femme.

CasaNegra de Nour-Eddine Lakhmari

Avec Anas El Baz, Omar Lotfi, Mohamed Benbrahim

Durée : 2h05 min

Sortie française : 21 octobre 2009

Le site officiel de CasaNegra

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