Turquie : immersion dans la galère des Africains d’Istanbul


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Auparavant les médias européens braquaient essentiellement leurs projecteurs sur les trajets migratoires passant par Gibraltar, les îles Canaries ou encore Lampedusa. Or, depuis quelques années, on parle de plus en plus de la frontière turco-grecque, au centre des préoccupations. Reportage exclusif à ?stanbul, aux portes de l’Europe.

(De notre correspondant)

En atterrissant à Istanbul, la capitale économique de la Turquie, la stupéfaction est inévitable. En effet, tiraillée entre Orient et Occident, entre gloire passée et quotidien difficile, tradition tenace et modernité extrème, la ville-monde est inclassable. D’un quartier à l’autre, le visiteur passe de la Constantinople mythique au souk oriental poussiéreux, d’un petit coin huppé ouest-européen à une banlieue pauvre du fin fond asiatique, du voile intégral au bikini rouge, d’un pieux vieillard devant une mosquée à un jeune gay coquet en route vers un Starbucks. Chose également remarquable : les touristes sont partout. Des Arabes, des Occidentaux, des Asiatiques, mais pas de Noirs africains, ou si peu. Ces derniers, pour une grande majorité, ne se baladent pas dans les jardins de Topkap?, ne sirotent pas une limonade avec de jeunes femmes dans Taksim, ne se prennent pas en photo le long du Bosphore. Le soleil ne dore pas la peau de ces gens-là mais la brûle. Somaliens, Erythréens, Ivoiriens, Nigérians, Sénégalais etc. En les voyant travailler, l’on peut en conclure que la misère n’est pas moins pénible au soleil. D’autres, moins nombreux, parviennent toutefois à s’en sortir dans cette métropole immense de 13 500 000 habitants.

Daouda et Frank, deux choix opposés

Les migrants et immigrés africains se regroupent dans certains endroits de la ville comme Taksim, Tarlaba??, Kumkap? ou encore le pont de Galata. Là-bas, ils installent leurs tapis ou leurs petits stands afin d’y exposer leur marchandise. Essentiellement du parfum de contrefaçon et des montres. Parmi eux, Daouda, Sénégalais, 29ans. « J’ai pu venir en Turquie assez facilement par avion, j’attends le bon moment pour traverser la frontière grecque depuis bientôt huit mois. Pour patienter, je vends ce que je peux. », dit-il, d’un ton optimiste. En effet, la chasse aux clandestins fait rage en Grèce depuis quelques temps et Frontex, l’agence de protection des frontières de l’espace Schengen, bunkérise chaque jour davantage la forteresse Europe. Il ne préfère pas y penser : « Je suis déjà à ?stanbul, encore un petit effort et je pourrai aller en France ou en Belgique si Dieu le veut. Le plus dur est de passer cette frontière ». Et lorsqu’on lui demande s’il ne regrette pas son départ, il rétorque du tac au tac: « Il n’y avait rien pour moi en Afrique à part ma famille. Un jour je pourrai lui rendre ce qu’elle m’a donné et elle sera fière. »

Face au développement de la ville et aux exploits de l’économie turque, pour quelles raisons Daouda ne veut-il donc pas tenter sa chance sur place ? « Certains le font, répond-t-il. Ils économisent, ils apprennent à parler turc et ouvrent leur échoppe. Mais ça prend du temps ! Ici, nous vivons à dix dans une pièce minuscule et je ne gagne presque rien au final, c’est difficile. Je suis encore jeune, je veux fonder un foyer et envoyer rapidement de l’argent à la famille. C’est mieux en euros ». Frank, un Nigérian de 23 ans, préfère quant à lui rester. Il a trouvé un emploi de serveur dans la « Rue française » d’Istanbul, rebaptisée « Rue algérienne » depuis la polémique autour du génocide arménien. Lui ne vend pas dans la rue, contrairement à la plupart des Africains. « Je vais rester à Istanbul car je veux y ouvrir une entreprise d’import-export. Je ne veux pas rester serveur toute ma vie ! », déclare-t-il, les yeux dévorés par l’ambition. Lorsqu’on lui parle d’Union européenne (UE), il réplique en esquissant un sourire « Non, non, je n’ai jamais été attiré par l’Europe. Je suis là depuis trois ans et je ne regrette rien. Ici on peut vraiment vivre heureux, il suffit juste d’être courageux et de tomber sur les bonnes personnes. » En effet, même si ça ne suffit pas toujours.

La police et les citoyens turcs

En Turquie, comme partout ou presque, les Africains sont souvent victimes de la défiance des autochtones. « Voleurs », « dealers », « obsédés sexuels », « arnaqueurs », on n’échappe pas facilement aux préjugés et clichés habituels. A Istanbul, ils ont plus ou moins le même statut que les Gitans turcs ou les Kurdes, celui d’éléments difficilement assimilables. « On dit que les Européens sont racistes, mais moi je souffre du racisme à Istanbul. Nous ne sommes pas considérés ! On nous regarde bizarrement », dénonce Daouda, entre deux grimaces. Le jeune Nigérian a en revanche un discours plus nuancé : « Partout il est difficile de s’intégrer, ici c’est possible si tu travailles et si tu as un comportement simple. Les Africains ne doivent pas donner de leçons sur le racisme, ça existe partout et surtout en Afrique. Les Turcs sont gentils, il faut juste les comprendre et les respecter, par exemple en apprenant leur langue. Même avec les filles ce n’est pas trop compliqué si tu es cool ».

L’image des Africains semble toutefois peu à peu se normaliser, avec notamment leurs succès au sein des clubs sportifs du pays, les Turcs étant des mordus de football. Les religieux et le Parti pour la justice et le développement (AKP), le parti au pouvoir, font également énormément pour une meilleure acceptation des Africains, surtout s’ils sont musulmans, à condition bien sûr qu’ils soient autorisés à rester sur le territoire et qu’ils ne tentent pas braver les douaniers turcs. Dans le cas contraire, il vaut mieux échapper à la police et à la rétention. Sous la pression de Bruxelles, la Turquie, candidate à l’intégration dans l’UE, tend en effet à renforcer les contrôles musclés et la surveillance des frontières portuaires et aéroportuaires. Néanmoins le pays ne semble pas y mettre autant de zèle que le Maroc, autre poste avancé de l’espace Schengen. Amnesty International, qui veille au respect des droits de l’homme, déplore d’ailleurs régulièrement les dérapages.

La Turquie est principalement une étape vers l’Europe pour les migrants africains, même si certains s’y installent par lassitude ou parfois par amour du pays. Frank a par exemple posé ses valises, Daouda rêve de les poser plus à l’ouest. Une question de personnalité, de chance ou de destin.

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