
Le 30avril 2025, quand l’Espagne plongé dans le noir retrouve la lumière, le Maroc s’empresse de clamer qu’il a « sauvé » son voisin grâce à l’envoi d’électricité. La réalité technique dit tout autre chose.
Une aide réelle, mais dans des proportions modestes
Le 28 avril à 12h33 (CEST), un incident majeur frappe les réseaux électriques de la péninsule ibérique. Une chute brutale de fréquence désarticule d’abord le réseau espagnol avant de s’étendre au Portugal. Selon les premiers éléments de l’enquête, la rupture d’une ligne à très haute tension en Espagne serait à l’origine de cette défaillance généralisée qui a plongé dans l’obscurité des millions de foyers et d’entreprises.
Dès que Red Eléctrica de España (REE) parvient à isoler ses îlots de redémarrage, l’opérateur rouvre les deux câbles sous-marins qui relient l’Espagne au Maroc. L’ONEE, l’opérateur marocain, injecte alors environ 519 MW — sa pleine marge disponible sur une capacité d’export totale de 1 400 MW. Cette intervention quasi immédiate a été saluée par les autorités espagnoles comme un geste de solidarité énergétique transfrontalière.
Cette contribution, bien que significative pour stabiliser la fréquence dans certaines zones du sud de l’Espagne, représente en réalité moins de 1,5% des 35 à 40 GW que l’Espagne a dû progressivement remettre en route pour un rétablissement complet. Si l’apport marocain s’avère utile pour l’Andalousie, la part décisive du redémarrage provient des cycles combinés à gaz nationaux, de l’hydraulique pyrénéenne et des imports d’urgence via l’interconnexion avec la France, capable d’acheminer plusieurs gigawatts vers la péninsule.
Diplomatie électrique : la surenchère des communiqués officiels
Les communiqués diffusés par Rabat ne tardent pas à s’attribuer un rôle prépondérant dans la résolution de la crise. « Le royaume a immédiatement répondu à l’appel de détresse de son voisin européen« , affirme un communiqué officiel largement relayé par les médias marocains. Pourtant, une analyse factuelle révèle plusieurs angles morts dans cette communication triomphante.
Lorsque Rabat déclare avoir « mobilisé 38% de sa capacité de production« , ce chiffre correspond en réalité à 38% de la seule capacité d’export des câbles sous-marins (1 400 MW). Rapportés aux 12 GW de puissance installée au Maroc, les 519 MW fournis représentent à peine 4% du potentiel électrique national — une nuance considérable qui disparaît dans les déclarations officielles.
De même, quand les autorités marocaines évoquent « un rôle crucial dans la remise sous tension de l’Espagne« , elles omettent de préciser que cette contribution, si elle a été précieuse pour le sud de l’Andalousie, demeure marginale pour Madrid, Barcelone et la majeure partie du territoire espagnol. Ces régions ont principalement été réalimentées grâce aux centrales locales et à l’interconnexion franco-espagnole, capable de transférer des volumes énergétiques bien supérieurs.
Plus problématique encore est l’affirmation selon laquelle cet épisode constituerait « la preuve que le Maroc devient exportateur net d’électricité« . Les chiffres de 2023 montrent que le royaume a importé 1,8 TWh de plus qu’il n’a exporté. L’épisode ponctuel du 28 avril, aussi médiatisé soit-il, ne suffit pas à transformer cette dépendance structurelle en autonomie énergétique.
L’infrastructure : une réalité plus nuancée
Pour comprendre pleinement les enjeux de cette coopération électrique, il faut s’intéresser à l’infrastructure qui la sous-tend. Le dispositif repose sur deux câbles AC 400 kV de 700 MW chacun, reliant Tarifa (Espagne) à Fardioua (Maroc) depuis 1997 et 2006 respectivement. Ces équipements offrent une capacité maximale théorique de 1 400 MW du Maroc vers l’Espagne. Un troisième câble de 700 MW est d’ailleurs programmé pour 2026, témoignant de la volonté commune d’approfondir cette interconnexion.
Les accords techniques entre les deux pays prévoient une capacité commerciale de 600 MW dans le sens nord-sud (du Maroc vers l’Espagne) — exactement l’ordre de grandeur injecté pendant la crise. Ce cadre préexistant relativise le caractère exceptionnel de l’intervention marocaine, qui s’inscrit dans les paramètres habituels de l’interconnexion, même si le contexte d’urgence lui a conféré une visibilité particulière.
L’électrification marocaine : des progrès indéniables souvent méconnus
Pour autant, certains détracteurs de Rabat continuent parfois de véhiculer l’image d’un « Maroc à 90% non électrifié », une statistique aujourd’hui obsolète qui ne reflète en rien la réalité du pays. Les données officielles attestent d’un taux d’accès national à l’électricité dépassant 99% fin 2024 selon l’ONEE. Le taux d’électrification rurale atteint quant à lui 99,89%, grâce au Programme d’Électrification Rurale Global (PERG), une initiative qui a transformé le paysage énergétique des campagnes marocaines en moins de trois décennies.
Des nuances s’imposent néanmoins quant à la qualité de cette électrification. Dans de nombreux hameaux isolés, notamment dans les régions montagneuses de l’Atlas ou désertiques du Sud, l’approvisionnement électrique repose souvent sur de petits kits solaires subventionnés. Ces installations, bien qu’elles fournissent une électricité de base, ne permettent pas toujours d’alimenter des équipements énergivores. Par ailleurs, la qualité générale du service présente encore des fragilités, avec des coupures relativement fréquentes et des tarifs qui pèsent lourdement sur le budget des ménages modestes. Ces réalités contrastées expliquent le décalage entre les statistiques officielles d’électrification et le ressenti des populations concernant leur accès effectif à une énergie stable et abordable.
Les motivations stratégiques derrière l’amplification médiatique
L’amplification médiatique de la contribution marocaine lors du black-out ibérique s’inscrit dans une stratégie multidimensionnelle qui dépasse largement le cadre technique de l’événement. Elle révèle d’abord une volonté d’affirmer un « soft power énergétique » : Rabat saisit une opportunité médiatique pour transformer son image, passant du statut d’importateur structurel d’électricité à celui de fournisseur fiable capable de secourir une économie européenne en difficulté.
Cette communication sert également un agenda diplomatique plus large. En démontrant sa capacité à soutenir l’Europe dans un moment critique, le Maroc veut renforcer sa position auprès de Bruxelles, où le royaume plaide activement pour le développement de nouvelles interconnexions électriques vers l’Europe. Ces infrastructures sont considérées comme essentielles pour valoriser à terme le potentiel solaire et éolien marocain, dans le cadre des projets ambitieux d’exportation d’énergie verte vers le continent européen.
Sur le plan intérieur, cette mise en scène d’un « leadership énergétique marocain » n’est pas dénuée d’enjeux politiques. Elle permet opportunément de détourner l’attention des difficultés que traverse le secteur électrique national, notamment les hausses régulières des prix de l’électricité qui affectent les consommateurs et l’endettement croissant de l’ONEE. En célébrant un succès international, les autorités cherchent à revaloriser l’image d’un secteur confronté à d’importants défis structurels.
La crise ibérique du 28 avril nous rappelle finalement que dans le secteur électrique, où les équilibres sont à la fois techniques et géopolitiques, la transparence des données compte autant que les mégawatts. Elle illustre aussi comment un incident technique peut rapidement se transformer en outil de diplomatie énergétique, dans un contexte méditerranéen où les interconnexions électriques deviennent un enjeu stratégique majeur pour l’avenir des relations euro-africaines.