
Paradoxalement omniprésente dans les discours politiques lorsqu’il s’agit d’enjeux migratoires, climatiques ou sécuritaires, l’Afrique reste pourtant la grande absente des médias internationaux en dehors des périodes de crise.
Ce continent de plus d’un milliard d’habitants, aux 54 États et aux innombrables cultures, ne semble exister dans l’agenda médiatique occidental qu’au prisme du malheur : famines, guerres, putschs militaires, djihadisme, pandémies, exodes. L’analyse de cette invisibilisation structurelle oblige à interroger les mécanismes de hiérarchisation de l’information, les biais historiques et culturels encore très présents dans les rédactions occidentales, ainsi que les intérêts économiques et géopolitiques qui filtrent l’accès aux antennes.
Une hiérarchisation de l’information biaisée
Dans les écoles de journalisme européennes et nord-américaines, un principe reste fondamental : l’information est hiérarchisée selon sa « proximité » avec le lectorat. Un tremblement de terre à Paris aura plus de chances d’être en Une qu’un séisme au Burundi. Loin d’être anodin, ce principe devient problématique lorsque l’on comprend que cette grille de lecture s’applique mécaniquement à un monde globalisé, où les destins sont pourtant imbriqués.
Cette hiérarchisation suppose que la vie d’un Européen ou d’un Américain mérite plus d’attention médiatique que celle d’un Burkinabè ou d’un Tanzanien. Ce n’est pas toujours conscient, mais c’est bien le reflet d’un regard post-colonial encore ancré dans les esprits et les pratiques. Le résultat est un traitement de l’Afrique au compte-gouttes, réservé à ce que certains rédacteurs en chef qualifient d’« événements exceptionnels » ; il faut entendre ici des catastrophes.
En 2023, alors que des élections décisives avaient lieu au Nigeria, première puissance démographique du continent, très peu de journaux occidentaux avaient envoyé des correspondants sur place. Pourtant, ce scrutin concernait 200 millions de citoyens et aurait mérité une couverture à la hauteur de son importance géopolitique. En comparaison, les élections municipales à Berlin ou les primaires américaines bénéficient de dizaines de reportages.
L’Afrique « continent des crises » : un cliché toujours actif
L’un des biais les plus persistants dans le traitement médiatique de l’Afrique est son association quasi systématique à l’instabilité. Dans l’imaginaire collectif occidental façonné par des décennies de récits déséquilibrés, l’Afrique est un territoire d’urgence. L’exotisme cède vite la place à la peur : coups d’État au Sahel, attaques terroristes, crises sanitaires, migrations massives. Les faits positifs, les innovations, les réussites entrepreneuriales, les victoires sociales, sont relégués en fin de journal, si tant est qu’ils soient traités.
Ce filtre tragique fonctionne comme une prophétie autoréalisatrice : plus les médias décrivent l’Afrique comme instable, plus les lecteurs l’imaginent ainsi, et plus les rédactions se sentent obligées de ne couvrir que les épisodes de cette instabilité. C’est un cercle vicieux. Or, en 2024, dix pays africains figurent parmi les vingt économies à la croissance la plus rapide au monde, selon la Banque africaine de développement. Et en 2025, onze pays d’Afrique subsaharienne devraient occuper ce même classement, d’après un rapport macroéconomique de la Banque africaine de développement.
Parmi ces pays figurent le Niger, la Libye, le Rwanda, la Côte d’Ivoire, le Bénin ou encore Djibouti. Ce sont des dynamiques économiques fortes, souvent portées par une jeunesse innovante, une urbanisation rapide, ou des projets d’infrastructures d’envergure. Mais elles peinent à émerger dans l’espace médiatique occidental. Trop « complexes », trop éloignées, pas assez vendeuses ? Ou bien simplement ignorées par des rédactions dont les budgets à l’international sont réduits, et qui préfèrent envoyer des correspondants à Washington, Moscou ou Tel-Aviv plutôt qu’à Cotonou, Dakar ou Addis-Abeba ?
Une cartographie du monde à reconstruire
Les médias occidentaux fonctionnent sur une cartographie de l’information profondément déséquilibrée. Certaines zones du globe bénéficient d’un traitement quasi quotidien (les États-Unis, la Chine, l’Europe, le Proche-Orient) tandis que d’autres régions, comme l’Afrique centrale ou l’Afrique de l’Est, n’émergent qu’en cas d’épidémie ou de conflit.
Cette inégalité est accentuée par la dépendance à quelques grandes agences de presse internationales (Reuters, AFP, AP), qui concentrent les moyens de couverture et dont les choix éditoriaux influencent tout un écosystème. Si ces agences ne jugent pas qu’un événement au Sénégal mérite une dépêche, il y a de fortes chances pour qu’aucun média européen n’en parle. Cela génère un « effet tunnel » : les réalités africaines sont filtrées, simplifiées, souvent dramatisées, toujours extériorisées.
Comme le souligne justement Marc-Alexis Roquejoffre, journaliste et fondateur de l’IFIC, une école de communication et de journalisme à Vichy, « l’absence de correspondants sur le terrain africain, le recyclage des dépêches d’agences, tout cela alimente une information appauvrie, stéréotypée, voire toxique. Dans un monde saturé de contenus et de fausses nouvelles, former au journalisme ou à la communication, ce n’est pas seulement transmettre des savoir-faire : c’est forger une éthique du regard, une exigence de vérité, et la capacité à porter des voix que personne n’écoute. Former aujourd’hui, c’est résister. »
C’est donc aussi à ce niveau, celui de la formation, que se joue une partie de la bataille. Il ne peut y avoir de regard neuf sur l’Afrique sans journalistes capables de s’y immerger, de l’écouter, de la raconter autrement. Combien de journalistes ou éditorialistes d’origine africaine siègent dans les comités éditoriaux des grands médias français, britanniques ou allemands ? Très peu. Et cela joue nécessairement sur la sélection des sujets, les angles d’approche, les choix d’invités. Une parole africaine authentique, enracinée dans la diversité du continent, reste marginale dans les médias qui façonnent l’opinion publique mondiale.
Vers une décolonisation du regard médiatique
Certains journalistes, chercheurs et intellectuels africains appellent depuis longtemps à une « décolonisation du regard ». Il ne s’agit pas d’exiger une couverture complaisante, mais équilibrée. L’Afrique n’est pas un tout homogène, encore moins un théâtre permanent du malheur. Il y a, sur ce continent, autant de diversité que sur les autres. L’excellence côtoie la précarité, la paix côtoie le tumulte. Pourquoi les médias occidentaux ne rendent-ils pas compte de cette complexité avec la même exigence que lorsqu’ils parlent des États-Unis ou de la France ?
Mais la responsabilité ne repose pas uniquement sur les rédactions occidentales. Une part du récit misérabiliste vient aussi des voix africaines elles-mêmes, lorsqu’elles sont invitées à s’exprimer. Marc-Alexis Roquejoffre s’exprime : « Connaissant bien l’Afrique et les médias africains, pour y être régulièrement invité, je suis frappé de constater combien certains témoins africains, sur les plateaux radio ou télé, restent enfermés dans un discours plaintif. Ils décrivent leurs peuples comme constamment en souffrance, quémandent l’aide de l’Europe, et passent à côté de l’essentiel : les forces vives qui émergent, les innovations locales, les jeunesses engagées, les dynamiques économiques en plein essor. Ce récit misérabiliste, tourné vers l’extérieur, fatigue l’Europe. Il trahit surtout une réalité africaine beaucoup plus vibrante, plus fière, plus conquérante qu’on ne le dit. Il est urgent que les voix africaines s’assument dans ce qu’elles ont de fort, pas seulement de fragile. »
Ce rappel invite à une introspection : pour renverser les récits dominants, encore faut-il que les porte-voix du continent se fassent les relais d’une Afrique debout, en marche, et non simplement d’une Afrique blessée.
Les initiatives africaines de production médiatique indépendante se multiplient, plateformes de fact-checking, chaînes panafricaines, podcasts, mais peinent à atteindre un public mondial. Il faut encourager leur développement, renforcer les coopérations éditoriales Nord-Sud, et surtout briser l’idée que seuls les journaux du Nord seraient garants d’une information « sérieuse ».
Les citoyens africains, eux, ne sont pas dupes. L’image de leur continent, telle que renvoyée par la presse occidentale, est perçue comme caricaturale, infantilisante, voire méprisante. Cette frustration alimente des ressentiments politiques, favorise les replis souverainistes, et renforce la défiance envers l’Occident. Une presse plus juste, plus inclusive, pourrait au contraire devenir un levier de dialogue et de compréhension mutuelle.
Sortir de la logique du désastre
L’Afrique ne devrait pas avoir besoin d’une guerre ou d’une épidémie pour exister dans les pages internationales. Il est temps que les rédactions occidentales revoient leur carte du monde et élargissent leurs horizons. Traiter l’Afrique avec la même rigueur, la même régularité et le même respect que les autres continents est un impératif démocratique. Car en matière d’information aussi, l’oubli est une violence.