Non à la « pétrolisation » et à la « cocacolisation » de l’eau


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L’eau, or bleue du XXI siècle ? C’est contre ce qu’il appelle la « pétrolisation » de l’eau, que le professeur italien Riccardo Petrella s’érige. Considéré comme l’une des trois plus grands altermondialistes de l’eau, il nous explique les dangers de ce glissement idéologique. Il dénonce également la « cocacolisation » de l’eau. Néologisme inspiré pour dénoncer la perte de la valeur fondamentale de l’eau. Eau qu’il faut avant tout considérer comme un bien commun essentiel à la vie. Interview.

Il est dangereux de penser que l’eau est le pétrole du XXI siècle. L’or bleu. Une « pétrolisation » de l’eau que Riccardo Petrella dénonce et explique à Afrik. Partenaire du Festival Asie-Africa de Monaco pour les œuvres universelles de solidarité (Famous), l’éminent professeur italien est considéré comme l’un des trois grands altermondialistes de l’eau. Fondateur du Comité mondial de l’eau, il nous explique également un autre phénomène clé montrant les dérives quant au changement de perception de l’eau : qu’il appelle « cocacolisation ». Il rappelle la valeur intrinsèque de cet élément vital à la vie et installe les postulats à une nouvelle vision des problèmes hydriques.

Afrik : Peut-on considérer l’eau comme une simple marchandise ?

Riccardo Petrella :
Il y a deux choses sur le plan biologique qui soient essentielles : l’eau et l’air. Vous pouvez substituer tout ce que vous voulez pour vivre sauf ces deux éléments. Cette essentialité et cette insubstitualité des ces deux éléments en font des biens communs à tous le monde. Ils font ainsi l’objet d’un droit. Pas d’un désir ou d’un besoin qui doit s’assouvir par son accaparation.

Afrik : Votre combat tourne autour de ce que vous appelez la pétrolisation de l’eau. Qu’entendez-vous par ce terme ?

Riccardo Petrella :
C’est une expression pour faire comprendre que le monde est en train d’opérer une mutation au niveau des visions et de la culture. On est en train de dire que le pétrole est rare, donc précieux. On nous a convaincu que l’eau est de plus en plus rare, donc qu’elle est précieuse. La première forme de pétrolisation est lorsque les dominants ont réussi à faire accepter, même par les médias, l’idée que l’eau est « l’or bleu » du XXI siècle. Au même titre que le pétrole était « l’or noir » du XXe siècle. Si l’eau est un bien rare, alors elle est l’objet de possession et d’appropriation privée. On assimile ainsi l’eau à une ressource stratégique exploitable en fonction des besoins de gens. Ce n’est plus un bien commun essentiel à la vie. Elle devient une ressource qu’on ne peut pas donner à tout le monde, puisqu’elle est rare. Et l’on ne peut opérer de sélection qu’à travers une valeur marchande de l’eau.

Afrik : Mais l’eau est bien en voie de raréfaction ?

Riccardo Petrella :
La raréfaction de l’eau est le résultat de nos actions dilapidatrices et déprédatrices. Nous la rendons rare parce que les prélèvements que nous faisons sur les ressources hydriques en terme de pompage de l’eau de nappe ou de surface sont plus importants que le renouvellement naturel de l’eau. Chaque année le cycle de l’eau nous permet d’avoir 40 000 kilomètres carrés d’eau de par le monde. Seulement au lieu de consommer les flux, nous entamons le capital. En l’occurrence ici les eaux plus profondes. Celles qui ne participent pas au cycle de vie naturelle de l’eau. Beaucoup de fleuves sont ainsi devenus secs. Le Colorado aux Etats-Unis est le premier fleuve au monde qui ne porte plus l’eau à la mer. Et ce depuis 20 ans. Nos fleuves sont pour beaucoup des cours d’eau à régime torrentiel, c’est-à-dire qui n’ont plus d’eau toute l’année. Nous avons asséché les lacs. Il ne reste plus qu’un dixième du lac d’Aral, la plus grande mer intérieure du monde. Mais si on prélevait correctement il n’y aurait pas de raréfaction. L’idée d’assimiler l’eau à de l’or bleu signifie qu’il est inévitable que nous continuions à avoir le même mode de consommation. C’est ça la grande mystification liée à la pétrolisation.

Afrik : Dans quels pays le problème de l’eau est en train de devenir capital ?

Riccardo Petrella :
Les études montrent qu’il y a trois pays qui vont avoir de gros problèmes au niveau de l’approvisionnement au cour des 30 prochaines années : la Chine, l’Inde et les Etats-Unis. Ces trois pays ont abusé de leur eau. On estime que les nappes ont baissé d’un mètre aux Etats-Unis et de trois mètres en Chine. Donc vous êtes obligés d’aller plus en profondeur pour pomper l’eau. Les nappes de surface se renouvellent en 15 ou 20 ans en moyenne. Il faut compter plus de cent ans pour des nappes plus profondes. Et puis il y a ce qu’on appelle les eaux fossiles, qui se forment en deux millions ou trois millions d’années, et sur lesquelles lorgnent déjà certains pays. On est en train de rendre non renouvelable, une ressource qui est renouvelable.

Afrik : N’est-on pas arrivé à un point où l’eau n’est justement plus un bien renouvelable ?

Riccardo Petrella :
Pour certaines destructions de corps hydriques, comme la mer Aral, c’est irréversible. Vous ne pouvez pas remplir une mer que vous avez asséchée. Si vous avez contaminé les eaux il y a des phénomènes de réversibilité. Il n’est jamais trop tard pour des phénomènes de pollutions. Mais nous nous endettons vis-à-vis des générations futures, parce que les processus durent longtemps.

Afrik : Que se passerait-il si le monde continuait de tourner normalement sans prendre conscience des dangers hydriques liés à la pollution ?

Riccardo Petrella :
Si nous continuons avec notre mode de production à haute intensité énergétique de notre économie, nous allons droit dans le mur. L’effet de serre qui participe au réchauffement de la planète fait fondre les glaciers. Donc fait monter le niveau de la mer. L’eau douce va ainsi devenir de moins en moins importante à cause de la pénétration de l’eau salée. Si on continue comme ça, les études montrent qu’en 2032, 60 % de la population mondiale vont vivre dans des régions à forte pénurie d’eau, contre 25 % à l’heure actuelle. C’est-à-dire que les personnes auront moins de 500 mètres cube d’eau par habitant et par an tout usages confondus. Le minimum est normalement de 1 700 mètres cubes. Entre 1 000 et 1 700 mètres cube, on considère que vous êtes en stress hydrique. A moins de 500 vous êtes en pénurie.

Afrik : Peut-on imaginer de futures guerres de l’eau ?

Riccardo Petrella :
On a eu des guerres du pétrole comme, actuellement, les Etats-Unis en Irak. Dans certaines régions du Moyen Orient, un litre d’eau vaut aussi cher qu’un litre de pétrole. Maintenant au marché noir, l’eau coûte même plus cher que le pétrole. Alors on dit que l’eau va bientôt être la source principale de guerre inter-Etat. Mais qui a dit ça ? A croire que c’est inévitable. Tout cela parce qu’on ne veut pas reconnaître que l’eau est un bien commun. Il ne suffit pas de faire un traité mondial pour que les Etat affirment une telle chose. Car on sait très bien que les traités ne sont jamais respectés. Il faut institutionnaliser le concept politique de l’existence de l’Humanité. L’Humanité a la responsabilité de l’eau. Et non les Etats, qui continue dans une logique géostratégique et financière. Il faut reconnaître le caractère local et globale de l’eau. Donnons-nous les instruments politiques, institutionnels, financiers et techniques, qui existent, pour résoudre le problème de manière efficace. Donnons-nous, au niveau mondial, l’institution politique de l’Humanité.

Afrik : Tout cela a aussi un coût. Par qui devraient-ils être supportés ?

Riccardo Petrella :
L’accès aux droits humains et les coûts correspondants doivent être couverts collectivement. En Europe les financements du coût à la santé, à l’éducation ou à la défense sont assurés par la collectivité. Vous n’allez pas acheter au supermarché la prestation d’un militaire. Alors pourquoi faudrait-il avoir une autre logique avec l’accès à l’eau, qu’il faut considérer par ailleurs comme un droit humain ?

Afrik : La cocacolisation de l’eau est également une réalité que vous dénoncez. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez exactement par cocalisation ?

Riccardo Petrella :
L’eau devient une boisson comme une autre. En Europe occidentale, 64% des personnes déclarent ne plus boire de l’eau du robinet mais celle en bouteille. Ils sont convaincus que l’eau en bouteille est plus sûre que l’eau du robinet. Coca Cola a lancé ses propres eaux en bouteille : Bon aqua pour les pays sous développés et Dasani pour les pays développés. Quant à Pepsi, ils ont sorti la marque Aqua fina. Et vous achetez votre eau dans les mêmes distributeurs de Coca Cola ou de Pepsi Cola. Voilà une forme aigue de cocacolisation ! Coca Cola a, à lui seul, 400 millions de distributeurs à travers le monde. L’eau pour boire, qui est essentiel à la vie, n’est plus perçue comme telle.

Afrik : Face à ces géants commerciaux, le combat semble bien inégal ?

Riccardo Petrella :
Pas du tout. Nous avons, par exemple gagné en Belgique une belle victoire contre ces géants. Nous avions proposé de substituer les distributeurs de cannettes par des fontaines d’eau. Or le ministre de l’Education nationale a décidé début septembre de retirer les 400 000 distributeurs de école, rien qu’en Wallonie. Il y a déjà 45 écoles qui ont sauté le pas…

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