Les bus, les couleurs et les priorités : Sénégal, chronique d’un éternel cirque politicien


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Des bus de transport urbain Dakar Dem Dikk
Bus de transport urbain Dakar Dem Dikk sous Macky Sall

Au Sénégal, on change de Président comme on change de bus. Et à chaque Président, ses couleurs. À croire que les chefs d’État sénégalais ont tous un trouble obsessionnel compulsif lié à la peinture, avec une manie bien ancrée : repeindre les bus de transport public aux couleurs de leur parti dès leur installation au pouvoir. La tradition est presque folklorique. Et surtout, exaspérante.

Revenons un peu en arrière. Sous Abdou Diouf, la SOTRAC, ancêtre de Dakar Dem Dikk, arborait fièrement le vert. Une belle coïncidence avec le Parti Socialiste, qui baignait aussi dans ce vert luxuriant. À l’époque, l’argument officiel parlait d’ »identité nationale », de « fraîcheur », de « sérénité » que devait inspirer le vert. Mais personne n’était dupe : c’était du marketing politique sur roues. Puis vint Me Abdoulaye Wade, le chantre du « Sopi ». Un vrai changement, du moins chromatique.

Exit le vert socialiste, place au bleu libéral. Mais pas seulement : il a aussi changé le nom – de SOTRAC à Dakar Dem Dikk. Une manière de dire « je suis là, et voici ma marque », celle du Parti Démocratique sénégalais. Nouveau nom, nouvelle couleur, même bus (souvent en panne). Encore une fois, on nous a vendu ce relooking comme une révolution. Les Sénégalais, eux, attendaient surtout des bus à l’heure, des sièges pas cassés, et de l’air conditionné qui fonctionne. Mais non, priorité à la couleur.

Des bus repeints aux couleurs du PASTEF

Et puis, comme un manège dont on connaît déjà la musique, Macky Sall a pris le relais. Nouvel homme fort, nouvelle peinture. Les bus sont devenus marron-beige, la couleur de l’Alliance Pour la République (APR). Marron comme la terre, disait-on, pour rappeler l’enracinement du parti. Et pourquoi pas. Mais encore une fois, le peuple attendait de vrais changements : moins de retards, plus de bus, un service digne d’un pays qui se veut émergent. À la place, on a eu des pots de peinture.

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Aujourd’hui, c’est le tour du nouveau régime, arrivé au pouvoir sur un élan d’espoir populaire, une soif de rupture, une promesse de mettre fin aux gaspillages et aux mesquineries partisanes. Mais que voit-on à Dakar ? Des bus repeints aux couleurs du PASTEF : vert, blanc et rouge. Les patriotes ont pris les commandes, et ils n’ont rien trouvé de plus urgent que de marquer leur territoire, comme un chien sur un lampadaire.

Insultant pour un peuple qui réclame du concret

C’est à se demander s’il existe un « manuel du parfait Président sénégalais » avec ce premier chapitre : « Repeindre les bus dès la prise de fonction ». Une tradition si ridicule qu’elle pourrait prêter à rire… si elle n’était pas aussi révélatrice d’un mal profond : l’obsession du symbole au détriment de l’essentiel. Car pendant qu’on repeint les bus, les Dakarois, eux, continuent de suer dans des files interminables, d’attendre des heures sans qu’un véhicule ne passe, de se battre pour monter dans des carcasses bondées.

Le réseau est toujours aussi insuffisant, les horaires toujours aussi aléatoires, et l’expérience utilisateur… n’en parlons pas. Changer les couleurs des bus, c’est un peu comme repeindre les murs d’une maison en ruine sans réparer les fondations. C’est cosmétique, c’est creux, et c’est insultant pour un peuple qui réclame du concret. Ce n’est pas une priorité, ce n’est même pas un besoin. C’est un caprice présidentiel devenu tradition, une démonstration de pouvoir aussi stérile que coûteuse.

Repeindre les bus, une priorité nationale ?

Combien cela coûte-t-il au juste de repeindre toute une flotte de bus ? Des centaines de millions de francs CFA. Et pour quoi ? Pour flatter l’ego du chef et rappeler à tout le monde qui est aux commandes ? Voilà donc à quoi sert notre argent. Pas à subventionner le carburant pour éviter la flambée des prix. Pas à renforcer la flotte avec des véhicules neufs. Pas à former les chauffeurs ni à améliorer la ponctualité. Non, à repeindre les bus. Priorité nationale. Les défenseurs de cette pratique parleront de cohérence visuelle, d’image de marque de l’État, ou encore de refonte de l’identité du service public. Quelle blague!

L’identité d’un service public, c’est sa capacité à servir le public. Pas à afficher des couleurs partisanes comme un étendard de conquête. La politisation du service public est un cancer silencieux, et repeindre les bus en est l’un des symptômes les plus visibles, et les plus ridicules. Le transport urbain devrait être un espace neutre, fonctionnel, pensé pour les citoyens et non pour la propagande.

Repeindre les idées plutôt que les carrosseries

Quand un citoyen monte dans un bus, il ne devrait pas être forcé de se rappeler pour qui il n’a pas voté. L’espace public ne doit pas être privatisé par la couleur d’un parti. Mais peut-être qu’on attend trop. Peut-être que nous espérons, naïvement, que les dirigeants sénégalais finiront par comprendre que gouverner, ce n’est pas communiquer. Que peindre un bus, ce n’est pas réformer. Que changer de teinte n’améliorera ni la cadence, ni le confort, ni la sécurité du transport urbain. Peut-être.

Ou alors, il faut se résoudre à l’idée que, dans cinq ou dix ans, au prochain changement de régime, on remettra ça. Les bus vireront au violet, au jaune citron, ou à toute autre couleur sortie du logo du prochain parti au pouvoir. Et encore une fois, les Sénégalais regarderont ce théâtre avec lassitude, se demandant pourquoi, au fond, on refuse obstinément de repeindre les idées plutôt que les carrosseries.

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Une plume qui balance entre le Sénégal et le Mali, deux voisins en Afrique de l’Ouest qui ont des liens économiques étroits
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